fenêtre de sa petite enfance celle qu’elle n’arrive pas à atteindre ou si peu ou si loin celle qui s’éloigne mais où seuls les reflets dans la vitre lui content un monde parallèle dont elle n’a pas encore conscience où ces reflets qui sont autant de petites bulles dans lesquelles le souvenir va s’engouffrer pour y rester prisonnier inscrivent dans l’histoire de sa vie une époque révolue à jamais et c’est là dans l’étroitesse de son conscient que se faufile la fenêtre de l’oublie celle qui ne s’ouvre plus ou ne veut plus s’ouvrir celle qui a verrouillé la mémoire du temps d’avant celle des champs d’oliviers et des figes juteuses déposées sur la table de la cuisine et qui une fois entamées libéraient leur nectar sur sa peau d’enfant elle croit encore en saisir le goût et l’odeur sucrée là dans l’espace étriqué de ses souvenirs mais au coin de la fenêtre en haut légèrement sur sa droite une trace de poussière lui renvoie le souvenir d’un départ précipité et là où le souvenir succombe à ses limites la vitre se confond avec celle de la vitre arrière de la voiture à travers laquelle le paysage familier s’éloignait au fur et à mesure laissant sur place son innocence puis l’époque des courses folles dans la montagne et des rues chargées de l’odeur des épices qui servaient à confectionner l’unique plat des fêtes familiales et là dans ce mouvement à la fois du déplacement de son corps et du déplacement du frottement du temps ce temps qui s’enfuyait lui échappait la fenêtre se chargeait de la poussière de sa terre d’avant la terre de l’ailleurs la terre de l’oubli celle qui ne sera plus nommée celle qui se perdra dans l’opacité de la vitre avant qu’elle ne reflète une autre dimension une dimension inconnue de celle qui perturbe les nuits hante l’esprit laisse des traces acerbes et engloutit jusqu’au dernier souvenir car ce nouvel espace qui pourrait être plein d’espoir et de renouveau laisse place à l’exil intérieur à une reconstruction de l’errance sans âme sans couleur sans saveur et voilà que dans cette profonde tristesse elle s’active à nettoyer la fenêtre elle s’applique à laver le reflet de tout ce qui pourrait souiller ce rayonnement artificiel elle s’emploie à supprimer tout indice qui impliquerait l’idée d’un retour possible alors elle frotte frotte frotte et la lumière entre entre entre et progresse jusqu’à l’aveugler jusqu’à lui dévoiler autre chose de sa vie fictive de sa misérable existence de sa survie incontestable et c’est dans la transparence de la vitre que rien ne semble se passer ou pas encore ou peut-être car à ce stade de l’histoire l’avenir n’est pas encore écrit et c’est dans ce présent de l’incertitude qu’il s’entasse par couche successive sur le limon de l’oubli ainsi les années glissent et s’accumulent sur le cadre en bois de la fenêtre en laissant la vitre vide d’elle même vide de son reflet vide de l’absence et pourtant alors qu’elle n’y croyait plus c’est un éclat de peinture sur la surface insipide de la vitre qui ravive le souvenir celui du temps d’après celui qui a percé une ouverture sur une campagne atone et une ville en devenir rien à en dire rien à espérer et c’est dans ce nouvel espace de vie de quelques mètres carrés plombés par la perte du souvenir du temps d’avant et l’inexistence des souvenirs du temps présent que va s’échafauder une forme de tension du rien où le cadre de la nouvelle fenêtre va se parer progressivement de crêpe noir et l’amener vers des chemins inconnus mais incontournables puis avant de poursuivre elle brise la vitre et ouvre la fenêtre en grand pour enfin contempler sa vie ou plutôt ce qu’il en reste ce qu’elle en a fait et là dans une forme de désespoir qui la hante depuis la nuit où elle a foulé cette terre de l’exil elle se libère de sa vie d’avant et d’aujourd’hui et réalise qu’un retour est peut-être encore possible un retour comme une renaissance à elle-même à son espace d’avant celui qui finalement ne s’est jamais tu ne s’est jamais éloigné a formé une sorte de résistance au fond d’elle-même à son insu et maintenant elle arrache en bordure de la fenêtre le crêpe symbole de sa résilience devenu terne et cassant et découvre ou redécouvre une existence qu’elle avait niée écartée détruite et au-delà de cette sensation voilà qu’elle veut non pas faire marche arrière ce qui est impossible mais revenir retourner réinvestir les lieux de son enfance et replonger dans cette fenêtre qui se rapproche inexorablement comme si le temps n’avait rien abimé rien oublié rien disloqué comme si le temps s’était figé alors dans un élan dont elle ne se sentait plus capable dans un élan qualifié d’audacieux elle rassemble toutes ses forces et se procure un aller simple pour traverser aller vers creuser un sillon éphémère sur cette vaste étendue d’eau bleu profond que les romains surnommaient la mare nostrumet c’est dans cet élan encore inconcevable hier qu’elle pose un pied sur la passerelle déterminée à en finir déterminée à commencer et non recommencer quelque chose de l’ordre de exaltation de l’ivresse du vertige et c’est là dans cet espace du sensible de l’indéfinissable que le cœur battant elle se concentre sur l’attente et projette à travers le hublot parsemé de gouttelettes salines son avenir tout en faisant immerger un mot absent de sa vie depuis trop longtemps le mot espoir
Magnifique ! Comme l’auteur joue avec la fenêtre pour en dire tout le reste, la poussière aussi de la terre, frotter… Beaucoup aimé. Merci
Merci beaucoup Anne pour ce retour plein de chaleur, c’est encourageant… J’apprécie