Combien ça coûte un bateau ? La question me taraude depuis plusieurs mois déjà. Un bateau c’est mon rêve, c’est celui de tout marinier digne de ce nom. A mon retour, je me suis juré d’acquérir un de ces chalands de 38 mètres et de voguer au fil de l’onde, glisser le long du canal à 2km à l’heure et encore – c’est là une rapidité toute théorique – car à certains moments si le chemin est trop étroit c’est le percheron qui tire sur les cordes de halage et fait avancer la péniche qui progresse avec une allure réduite de deux cents mètres à l’heure au moins. Que m’importe, j’aime cette lenteur, c’est un train de tortue qui me convient parfaitement et je vois les herbes folles et les arbres défiler, le chien à mes côtés. La manœuvre n’est pas toujours aisée car il faut avoir du doigté au moindre passage oblique, avoir l’œil afin d’éviter le choc et le rebond de l’eau. J’aime cette vie au milieu des eaux dormantes.
C’est là mon vœu le plus cher : posséder une péniche à moi tout seul bien que ma solde de simple soldat du génie d’à peine 20 ans s’élève seulement à 2 francs par jour et que ce ne soit pas très loin du salaire d’une petite bonne placée à Paris et c’est moins -je le sais – c’est bien moins qu’un salaire d’ouvrier mais en tant que soldat engagé dans l’Expédition je suis nourri et logé, ce qui n’est pas négligeable et j’espère arriver à mes fins et réaliser mon rêve. Si j’évalue ma solde actuelle de soldat engagé avec mon ancien salaire de marinier ; je suis gagnant, c’est flagrant. Je fais vite les calculs et ça saute aux yeux : lorsque j’allais au port quémander de l’embauchage c’était variable des jours avec et des jours sans. J’étais payé dans les meilleures occasions dans les trois francs mais c’était sans compter toutes les dépenses à côté car il fallait ôter les repas depuis le café du matin à 10 centime, le repas de midi composé le plus souvent d’un bifteck et deux œufs avec du pain à 75 centimes et le repas du soir au même prix. J’ai parfois remplacé la viande et les œufs par de la soupe et des haricots ou bien des pommes de terre pour pouvoir économiser et fort heureusement encore je m’estime chanceux car je logeais la plupart du temps dans la famille et je n’avais pas à payer un logement en supplément. Enfin, j’estime que ce n’est pas la misère complète : je ne suis pas un de ces chiffonniers de Paris appuyés contre une borne munis d’une hotte et d’un crochet qui arpentent les rues, fouillent et trient les immondices à la recherche de verre cassé, d’un chiffon sale ou propre de plomb, de vieilles chaussures dont ils pourront tirer parti.
C’est la faute à pas de chance et un peu de la mienne aussi car je n’ai pas voulu passer cabot je n’en pinçais pas pour le métier en question et en plus, ceux qui sont protégés par les sergents sont plus sûrs de passer que moi et j’ajoute aussi je ne veux pas me foutre leurs théories dans la tête pour m’abrutir.
Louis ne cesse de me dire que je suis un idéaliste et qu’il faut avoir davantage les pieds sur terre si je ne veux pas me faire avoir. Négociations, accords, contrats président à l’exploitation de nous autres, les petites gens. Le nerf de la guerre c’est l’argent m’explique-t-il. Il semble d’ailleurs très au fait et se montre implacable dans sa démonstration : il parvient même à instiller un léger doute. Derrière le rideau rouge qui s’agite devant nous, se trouvent les coulisses et tout ce que l’on ignore comme les petits arrangements des grands de ce monde.
Tout est chiffré, prévu d’avance et je n’y vois goutte, je n’ai pas assez l’âme d’un calculateur. Il m’apprend d’ailleurs que les hauts gradés toucheront une indemnité supplémentaire l’information vient d’être communiquée dans les journaux. Il m’expose sa théorie avec conviction et avance même un exemple des plus représentatifs : Prenons le cas d’un général en chef, il va toucher une indemnité journalière de 65,95€ pour frais de séjour en Chine et plus de 5 francs pour frais pour indemnité de marche ce qui fait 70 francs 95 par jour en plus de sa solde de paix. C’est inouï, je songe perplexe si je compare à ma solde de simple soldat. Il m’annonce aussi un sourire aux lèvres : Cela ne va pas bien loin mais il est question que nous recevions aussi une indemnité de séjour en Chine qui sera calculée en fonction du nombre de jours effectués au moment du rembarquement en France. Je ne sais même pas si je la toucherai cette indemnité mais elle me serait bien utile tout compte fait si je veux acheter mon chaland. Car, pour une péniche neuve il faut compter entre environ 12000 et 15000 francs à l’achat et on donne en principe souvent 3000 à 4000 francs au comptant puis après accord on verse le solde restant par échéance jusqu’à la totale acquisition. Des intérêts de 50% s’y ajoutent. Cette péniche, je me refuse d’y renoncer car bien qu’une fois chargée elle puisse me rapporter jusqu’à 8 francs elle est bien plus qu’un gagne-pain c’est ma maison flottante, la seule que je possèderai ici-bas. C’est mon rêve, une promesse faite en plein jour, un songe que je veux réaliser à tout prix.
Tout est calculé au plus près, effectifs humains, budgets, chevaux continue Louis. Il ajoute encore que toutes les indemnités chiffrées pour l’Expédition sont publiées après l’accord du Président dans un journal qu’on appelle officiel. Je n’en ai jamais entendu parler. Il paraît aussi que les évènements en Chine ont une répercussion notable sur la vie commerciale et industrielle et que cela entraîne des mauvaises bourses. C’est comme un effet de domino j’espère que tout ne va pas s’écrouler, tout me semble bien fragile désormais.
Tout est évalué, soupesé, les rations, les vêtements, l’alimentation du bateau et le coût du voyage. Je suis les propos de Louis qui me ramènent à une réalité brutale et insoupçonnée dont j’ignorais l’existence. Derrière ce voyage vers la Chine se profile une organisation implacable dont les ressorts cachés sont plus complexes qu’il n’y parait et où les finances ont un rôle primordial : Il faut 30 tonneaux de charbon par jour pour faire avancer le steamer et le prix courant du tonneau dans les mers de l’Inde et dans l’Indo-Chine est de 60 francs. C’est Aleski, l’un des marins qui l’a renseigné. S’y ajoute encore le droit de passage pour le canal de Suez qui s’élève à 60 000 francs. Finalement si tous les frais sont additionnés, le Notre Dame du salut comme tous les navires qui sont similaires dépensera entre 3000 à 4000 francs par jour.
Toutes ces sommes me tournent la tête et le vertige me saisit. Je comprends Louis et, sa révolte me touche car je sens qu’il n’a pas tort mais à quoi bon résister si nous ne sommes que des jouets broyés dans les fracas du monde. Je préfère m’accrocher à mes rêves même s’ils sont vains et bâtir des châteaux en Espagne.
Magnifique, tellement on y est plongé ! Je prends pourtant l’histoire au beau milieu. Documenté et jamais ennuyeux. Au fil de la péniche rêvée… Merci.
Merci beaucoup pour cet encouragement à poursuivre…