Il est des domaines où les rêves sont tout aussi flagrants mais ceux-ci finissent par brûler les ailes. Je songe à Jules Georget, mon cousin engagé au grand théâtre de Dijon dans la troupe permanente. On sait que les théâtres regorgent de jeunes talents mais que ces lieux si attirants ne sont parfois qu’un miroir aux alouettes. Au prix de multiples sacrifices, les artistes parviennent à trouver des engagements, ils courent le cachet, jouent à Paris et partent l’été en tournées en province. Jules a eu de la chance. Il a toujours eu de la prestance, doué d’une belle voix, il est plutôt bel homme, ce qui ne gâche rien. Mon cousin aime cette vie de saltimbanque, qui ne m’a jamais attiré. J’ai appris avant mon départ la mise en cessation de paiement du Cirque- théâtre d’été de Dijon, avenue du Parc. Mon cousin y jouait en alternance l’été. Trop de dettes, pas assez de public, le théâtre en faillite va être mis en vente : l’annonce a été publiée dans Le Progrès de la Côte d’Or. Décidément, le monde est cruel et fait pour les banquiers qui seuls tirent leur épingle du jeu.
L’organisation est imparable m’explique Louis, pendant la soirée. Il compare et argumente avec conviction car il connait bien les ficelles. Il prend pour exemple le théâtre du Châtelet à Paris, il a pu y voir le grand succès du siècle Le Tour du Monde en 80 jours de Jules Verne dans une magnifique mise en scène. Ses commentaires me laissent toutefois perplexe : selon lui, derrière la magnificence des moyens déployés pour la féerie nul ne peut négliger les coûts qu’il faut scruter à la loupe. Les ressorts des mécanismes à l’œuvre deviennent des plus transparents. Il m’apprend et je le suis, fasciné. A sa connaissance, c’est avec la plus grande des attentions que le directeur Emile Rochard, chaque soir, lit les registres du théâtre consignant l’ensemble des frais par journée. Ce qui est engagé, rappelle avec véhémence Louis, ce sont les intérêts financiers et leur contrainte est rigoureuse. Il avance même que l’exploitation d’un spectacle doit être rentabilisée à son maximum et que nulle entrave ne peut l’interrompre. Si l’on fait les comptes, s’additionnent déjà 100 francs pour la direction et 30 francs destinés à l’administration par jour. S’y ajoute le personnel artistique avec l’ensemble des artistes engagés estimé à la somme de 236 francs ; il ne faut oublier l’orchestre et le ballet qui s’approchent des 450 francs comme aussi les figurants et les marcheuses atteignant les 320 francs environ. Après le personnel artistique s’ajoute encore le personnel d’exploitation depuis les machinistes dont le coût est évalué à 200 francs, la régie estimée à 168 francs ; les accessoires à 181 francs ; les habilleurs à 47 francs ; les coiffeurs à 103 francs ; le souffleur à 6 francs. D’autres dépenses annexes doivent encore être additionnées comme le loyer consenti pour le théâtre par la ville environ 657 francs ; les artifices et les cartouches pour les effets évalués à 14 francs ; le coût de l’électricité s’élevant à 302 francs ; la location d’appareils à 150 francs alors que les affiches et traité coûtent près de 96 francs. On n’oublie pas la compagnie des eaux à 8 francs ; l’assurance à 18 francs ; le bénéfice pour la société des auteurs à 6 francs. Aussi une fois tous ces frais énumérés et pris en compte, le total des dépenses par journée atteint les 3039 francs. Une telle somme dépasse à mes yeux l’entendement. Pour y pallier, le seul remède afin d’atteindre l’équilibre des comptes est de réaliser des recettes atteignant au moins ce même montant de 3039 francs. C’est l’unique solution m’assure Louis si l’on veut éviter que le théâtre soit en déficit et qu’il parvienne à couvrir les dépenses occasionnées par les représentations. La plus grande des attentions est nécessaire. Tout déficit met en péril l’exploitation du théâtre, toute défaillance a un effet désastreux. Toute négligence doit être écartée car peuvent en découler des catastrophes en chaine depuis la cessation de paiement, le dépôt de bilan au tribunal de commerce et finalement la faillite, ultime chainon d’un désastre annoncé.