Il fallait en ce temps-là puiser très profond en soi pour garder un peu de soleil à l’intérieur. Peut-être développer une capacité à rire du monde et des autres. Surtout à rire de soi. Ca peut devenir un mode de vie de rire de soi. Humour décalé fait d’images drôlatiques. Irrévérencieuses. Réinventer le réel. Et hurler de rire. Même seule. Mais elle. Elle impossible. Elle elle ne le pouvait pas. Rire d’elle et de sa situation. 17 ans. 11 A+. Destinée à l’université. Et se retrouver à frotter les marches et paliers d’une cage d’escaliers. A genoux. Dans l’eau brunâtre qui suinte des lattes de chêne encrassées par les années. Ecorchée elle était. Dans son amour propre. Cabrée de fureur. Et raidie par l’injustice. Elle toujours première. La meilleure en tout. Au Monopoly passée maître dans l’art de la transaction. Acheter les terrains toujours à moindre coût. N’échanger que dans son propre intérêt. Etre impitoyable quitte à se faire des ennemis dans sa propre famille. Mais briller. Toujours. L’excellence son maître mot. Alors se retrouver à gratter des marches de bois à la paille de fer. A la laine d’acier. Enchevêtrement de copeaux de métal qui vous rentrent sous le derme comme des échardes. Etre mise à genoux. Ramper dans l’eau noirâtre. Face à sa propre mère. Mère qui prendra plaisir à la regarder se débattre. Se tenant debout devant elle. Mère qui a juré de la soumettre à sa volonté. Sa seule volonté. Et de faire d’elle une masseuse de visage dans un salon de coiffure. Alors qu’elle. Elle n’a jamais supporté le contact physique. Que le contact de la peau la rebute. Que même donner la main à une inconnue lui pèse. Elle masseuse.
Mouvements d’aller retour. Racler, gratter, rincer, frotter. Les escaliers finis c’est au tour des planchers. Salon, chambres, grenier. La paille de fer lui entaillera les doigts. Le savon vert lui grignottera, lui rongera la peau des mains. La soumettre. Le projet absolu de la mère. « Tu récureras les planchers jusqu’à ce que tu te soumettes ».
Tout l’été la mère attend. Qu’elle se lasse de frotter. Mais elle que du contraire. L’eau crasseuse la bouscule, éveille ses instincts, allume son désir d’être pleinement en vie, d’être pleinement elle-même. Un été d’introspection furieuse. De rébellion fulminante. Briser les liens de loyauté il en va de sa survie. Et fuir. Fuir une mère abusive régnant en tyran sur son propre terrain. Un salon de coiffure de province. La mère qui un jour a coiffé la Reine. La Reine ! Qui se rend à Paris tous les mois. En wagon de première classe ! Qui s’enorguellit d’être au courant des dernières tendances. Qui ne parle que d’élégance. Arborant de grands chapeaux. Riant fort. Portant des bijoux en or 18 carats. Et dans son salon de coiffure des présentoirs luxueux plaqués acajoux. Des présentoirs faits sur mesure. Du bois précieux importé des colonies. Proposer aux clientes les derniers produits à la mode. Crèmes de soin. Parfums. Shampoing de luxe. Alors que le mari, travailleur des postes, un homme humble et doux, les traits du visage fins, vit lui, humblement, dans l’ombre et la soumission.
Asservit-on si facilement une jeune fille ayant investi autant dans sa scolarité (11 A+) ? De la colère. Rien que de la colère. Une colère si terrible que jamais plus elle ne s’en départira. Toute sa vie une boule de nerfs chargée de racune et de rancoeur. Pardonner à la mère ? Jamais.
Le monde allait pourtant s’ouvrir à elle, se déployer, prendre de nouvelles dimensions. Elle allait découvrir, très vite et grâce à un galant anglais ayant fait sa demande les mains gantées de blanc, les ailleurs du monde. A peine mariée elle fuit Outre-Manche.
Codiçille : En tentant de faire le point sur ma Sentimenthèque, ce qui me frappe : à quel point l’enfance est présente. Je tente donc de revenir sur l’enfance d’un des personnages. La mère de la protagoniste. Je retravaille un monologue de la consigne 3. J’inclus quelques syntagmes (comme recommandé par François) et ça m’aide franchement à déplacer mon récit. Je tente de colorer mon texte avec des ressentis exprimés dans ma Sentimenthèque (l’humour féroce, rire de soi, l’instinct, la force de vie). Ca ouvre mon champ de récit, déplace mon personnage. Le rend moins linéaire, plus complexe. M’empêche de l’enfermer dans une image un peu trop caricaturale. Je trouve au final très étonnant de travailler sur ce qui nous unit à la littérature au plus profond, au plus intime de nous-même et de tenter de déplacer ces ressentis sur un ou des personnages.
C’est très réussi, ces ressentis de l’enfance du personnage lui donnent des racines très profondes. Et le portrait de la mère comme en contreplongée! Vivement la suite!