J’étais là quand l’enfant prononça le mot arbre en me regardant, c’est là que j’ai appris qui j’étais, un arbre.
Après, on m’appela plus communément cerisier, mais l’enfant disait, mon cerisier, et ça me plaisait. Autour de moi, les herbes piquaient l’été, le gosse frappait des pieds et faisait du bruit pour chasser les serpents, moi j’agitais mes branches pour les faire fuir. C’était des choses normales un arbre et des herbes plus ou moins hautes autour. On aurait pu nous peindre, lui l’enfant et moi, en arrière plan une rangée d’arbres sans nom, de l’herbe jaune-vert et un ciel bleu anthracite.
En hiver le père se moquait, on dirait un piquet ton cerisier. C’est vrai que j’avais une drôle d’allure, un tronc noir maigre et tordu, disgracieuse silhouette dans ce jardin. J’avais été planté là par je ne sais quel aïeul, l’enfant me ressemblait. Je me souviens du médecin de famille qui auscultait l’enfant rachitique qu’il était et qui lui demandait d’étirer les bras, l’enfant se déguisait en arbre. Puis venait le printemps qui m’habillait en rose et blanc, je virais au rouge l’été, et tout ce manège des années durant. Tout lui était familier à l’enfant et soudain plus rien ne l’était quand dans la cour de l’école il se mettait à chercher l’arbre. Moi je ne sais pas exactement quand je suis né, peut-être faut-il compter en moissons ou en saisons comme le font les vieux d’ici ou en doigts comme le gamin quand il cherche son âge.
Un vent chaud fouette le visage, l’enfant-adulte lâche sur la table un cageot de cerises. Ça rend cette année, alors il en a donné beaucoup. L’adulte prend la photo, l’odeur de cerises lui gicle aux narines.
Dans le paysage urbain qui perd ses contours, l’adulte m’observe. Il revoit son premier flirt, les cheveux de la fille comme les tentacules d’une pieuvre qui s’envolent et s’accrochent à mes branches, sa robe remontée jusqu’aux cuisses et mes dernières cerises pour seule offrande. L’enfant-adulte devenu vieux sort du placard un bocal d’eau de vie, il frissonne d’aise le vieux, en vidant son verre. Il jette un coup d’œil autour de lui, il lance un regard féroce à tous mes congénères qui ont poussé là sans ordre, juste parce que c’est ça qu’il faut faire dans les lotissements, planter des arbres, pas trop grands, pourvu qu’ils fleurissent et ne demandent pas trop d’eau. Je ne parle pas la même langue qu’eux, et puis j’ai l’enfant, l’enfant qui m’écoute, je ne sais pas s’ils m’envient, sans doute pas, ils n’ont pas d’âme. Qu’importe ! Les écorces forment des visages, le mien se ride chaque année un peu plus, le vieux traîne la patte et compte les arbres, encore une fois. Pour se raconter des histoires, il faut à l’adulte un visage, un nom, il voit le tissu d’une robe rouge qui dépasse sous la laine, il me regarde, encore un rendez-vous manqué. La poussière au sol forme un duvet doux et profond et l’adulte devenu vieux regarde le jardin comme quand il était enfant. Il imagine la treille, le massif de rosiers au bout de la pelouse et moi dominant l’ensemble, cerisier géant qui poussais mes branches indiscrètes par la fenêtre ouverte de sa chambre.
Il n’y a plus de jardin. Mes racines s’insinuaient dans la maison, soulevaient les dalles de la buanderie et menaçaient les canalisations, vous devinez la suite. A la place, un pommier du Japon et deux palmiers atlantiques qui exhibent leurs troncs nus. Gris glacé des branches mortes, terre et feuilles confondues en un magma sec, brun et bruissant.
beau et complexe…
Merci François ! Ce matin Hockney à la radio il parlait aussi d’arbres ! Décidément !
Gris glacé des branches mortes, terre et feuilles confondues en un magma sec, brun et bruissant.
Merci très joli, et cette belle phrase pour conclure.
Merci Laurent, j’ai aimé me frotter à cette consigne, autobiographie déguisée !
La dernière phrase est partie toute seule de mon crayon !
L’évolution de l’écriture au fil du texte ! La disparition de la couleur au fur et à mesure. Le je qui s’enfonce profondément dans la terre… « Ils n’ont pas d’âme ». Voilà qui donne envie de regarder les choses autrement. Merci.
… compter les années de l’arbre en nombre de moissons – celui du cerisier en nombre de cueillettes, belle idée… il y a aussi ce mot final bruissant pour parler du langage de l’arbre, il est toujours tellement évocateur, voire déclencheur ! Merci pour ce cerisier.
J’ai aimé dans votre texte la relation incommunicante, incommunicable, entre un petit qui devient homme et un arbre-piquet qui enfonce toujours plus loin ses racines. Merci.