Ce serait dans le Parc. Pas dans le parc où avec d’autres enfants et des toboggans je pourrais jouer, non dans le Parc résidentiel de cette ville de banlieue parisienne. Au centre du Parc, au cœur des propriétés privatives, La Centrale téléphonique. La Centrale avec ses grandes fenêtres grillagées. Pour protéger de quoi les grilles devant ces grandes ouvertures opaques. À l’âge que j’ai, je ne me pose pas la question. Les secrets des grands bien gardés. Et la Centrale, elle a un, deux peut-être trois étages de mystères admis. C’est une construction du type industriel qui n’a rien à faire là. Autour d’elle quelques grands beaux arbres et une clôture. Et rien pour entrer, pour ressortir de cette forteresse, enfin je ne revois aucune porte. Non nulle part. Peut-être là où on ne passe pas, de l’autre côté du carrefour. Pas de mouvement, pas de son. Rien n’en sort. Au milieu des allées du Parc, le bâtiment massif, cubique et jaunasse de la Centrale fait figure de prison. Tous les jours j’arrive devant, on tourne à gauche, on emprunte la même allée. Au retour on tourne à droite, toujours le même chemin. Il devait y avoir des gens qui se promenaient, baladaient leur chien près de la Centrale. Sans doute. Mais que fait-elle ici cette Centrale, au milieu de ces maisons si tranquilles. Jamais personne n’entre, ne sort de ce bâtiment. Et chaque jour on tourne autour. Si impassible, si forte et moi si petite.
Moins de dix ans. Et le vélo pour y aller. Petit siège métallique derrière. Vélo matin et soir dans le Parc. On m’y emporte, ça roule. Je ne fais rien, j’attends d’être arrivée. J’attends de grandir. Tout est grand. Petits cailloux gris sur les allées propres et privées du Parc sans voiture. Pneus souples du vélo dessous et devant moi corps massif. Je crois que je ne vois rien devant. Le dos épais, rassurant. Et sur les côtés qu’est-ce que je ne vois pas ? La Centrale et les belles maisons avec beaux jardins belles haies bien taillées belles grilles bien fermées beaux chiens bien dressés belles pelouses bien tondues dégagées derrière les oreilles. Parfois odeur d’herbe fraichement coupée. Et toujours on tourne devant la Centrale téléphonique qui attribue des “Daguerre“. Plus la guerre depuis longtemps. Mais toutes les familles n’ont pas le téléphone. Le vélo revient. Couine t-il ? Me parle t-on pendant le trajet ? Sans doute pas. Des moineaux piaillent, se poursuivent de branche en branche. Un chat course parfois un pigeon. Pas de ballon. Attention pigeon, attention vélo. Pas d’écureuil. Pourtant ça aurait du. Oui des conifères, de toutes petites pommes de pin sur les allées. Haute comme trois pommes, m’a dit la maîtresse d’école. Pas d’écureuil.
Pas raccord le décor de la neige dans le Parc vers la Centrale téléphonique, où je ne suis jamais entrée. La luge ou le vélo, l’un ou l’autre, pas de luge derrière le vélo. Alors la luge lourde en pin conservée des années. Et pourtant l’image du vélo surimpressionne celle de la luge. Ce jour-là le silence glisse encore plus que d’habitude. La Centrale disparue du paysage feutré. Ni blanche, ni jaunasse. Gommée. Sur les petits cailloux, sur les pelouses des jardins, la neige lisse. Non pas froid, mais mon corps encore plus petit. Devant, le sol immaculé comme si on était les premières, derrière, les traces des patins de la luge. Ça crisse. Devant, je vois toujours un dos mais moins massif, des jambes aussi qui marchent. On me tire, assise à moins d’un mètre du sol. Impression de lourdeur. Toujours le même endroit revient, juste après le rond-point de la Centrale. Au retour peut-être le vélo. Peut-être. Dans ma tête plus de chiens de traîneaux, plus d’étincelles de lumière. Ma joie de la neige pas claire. Le blanc de la neige l’a effacée.