Du jour où j’ai mis entre le sol et moi la distance de mes pieds à mes yeux, j’ai découvert le vertige, la peur du vide, l’euphorie du déséquilibre, le plaisir de la marche, cette verticalité, conquise à la force des poignets, des chevilles, des cuisses, des abdominaux, de la chaîne musculaire tendue par mes os et mon souffle, debout, tombée aussi tôt, relevée à nouveau pour heurter encore le parquet de mamie, les graviers de la cour, l’herbe piétinée et sèche du parc, rarement les tapis disposés un peu partout pour amortir, ainsi mon vertige s’apparente à la trahison de mon corps et à la rébellion du sol lui-même, où je me déposais en confiance, surface devenue instable, dure, hostile, blessant le front, striant les joues, les mains, les genoux, les coudes, (bleus, bosses, éraflures – lot commun de l’enfance), j’échappe à mon microcosme avec ce virage à 90° qui m’ouvre un horizon, la possibilité d’un point de vue, d’un paysage, d’un monde élargi, en 3 dimensions où le sol lui-même devient visible, intelligible, partie intégrante de ce que la vie donne à résoudre et de ce avec quoi il va falloir en découdre, et il devient pluriel, des sols, qui se succèdent, se juxtaposent, se relaient sous mes pieds, pour polir la plante des pieds, en modeler la voûte, en sculpter les arches et la chair (au début de l’été, l’impatience de cette corne pour laisser les espadrilles et aller pieds nus, sans perdre de temps, sur le sable brûlant, le goudron mou, les cailloux du sentier, dans le lit de la rivière, sur les rochers, les galets, les digues, la plage poisseuse des marées basses, non sans dégoût ni chutes), ces sols me conduisent d’un point à un autre, d’un adulte à un autre, d’un jeu à un autre, égrainant sur les quelques centaines de mètre d’une même rue leurs propres rainures, éraflures, craquelures, se faisant lisses, rêches, mous, humides, détrempés, secs, creux, bosselés, inclinés, bossus, pentus, mats, réfléchissant, huileux, graisseux, tâchés, grattés, rayés, récurés, irrécupérables, peints, transpercés d’une flore sauvage de la rue, ici c’est le garage avec les tâches noires nacrées, là l’école avec la marelle colorée à la craie, les billes et les toupies dans les fossés terreux, par là, la chaussée où les flaques plus profondes qu’il n’y paraît piègent la roue des vélos et font basculer par-dessus tête (vol plané prolongé dans mes rêves en longues navigations à 8cm de hauteur, comme l’approche d’un avion vers le tarmac étirée au maximum en vitesse lente), je repère le collège avec les disque blanc gris des chewing-gum, le bar pmu avec les mégots et tickets chiffonnés, l’allée de marronniers avec ce tapis rose en mai, la neige tout juste tombée, intacte, intimidante, où j’enfonce mon pied la première, comme si c’était le premier pas au monde, presque comme sur le sable à la surface durcie dont les grains résistent sous sa peau puis se rompent, se glissent entre les orteils,
tellement bien dit que renforce ma nostalgie (sourire un peu de travers, mais plaisir)
quel riche inventaire, nom d’une pipe ! décidément, ça se déploie à l’infini, la variété des sols qui se glissent sous nos pieds !
Festival de sols dans tous leurs états et plus encore et un plaisir des mots et de la langue…qui fait plaisir ! Merci !
Merci pour vos retours! Tout le plaisir est pour moi!