Une note du 17 juillet 1900, envoyée au ministère de la Guerre, rappelle expressément que dès leur arrivée dans le canal de Suez, les hommes vont devoir subir des chaleurs extrêmes, or celles-ci se révèlent déjà pénibles dans le confinement d’un navire-transport si bien aménagé qu’il soit-il. Les températures vont devenir absolument excessives dans la Mer Rouge ; aussi est-il jugé nécessaire que les hommes dès leur embarquement, soient vêtus d’effets en toile de coton estimés plus légers que les uniformes habituels et qu’ils soient munis d’un casque colonial, celui-ci- les protégeant de manière efficace de toute insolation possible. En outre il parait absolument indispensable de desserrer les effectifs en limitant le nombre d’hommes embarqués sur un même bateau au deux tiers voire au trois quart de la contenance habituelle du bâtiment afin de permettre à l’air de circuler avec plus de facilité et d’efficacité. Ces recommandation sont envoyées en urgence au Ministère avant l’embarquement.
Le général Metzinger le 29 juillet envoie, à son tour et en toute hâte une lettre au Ministère de la Guerre, confirmant ces préconisations et alertant sur les dangers d’une telle traversée : « J’ai l’honneur d’attirer votre attention sur la situation des troupes qui partent pour la Chine et qui vont devoir traverser la Mer Rouge pendant la deuxième quinzaine d’Août. La situation s’annonce critique et mon rôle est de vous avertir des conditions rencontrées. On sait avec certitude qu’en cette période de l’année, le vent dans la mer Rouge vient du Nord ; ce qui signifie qu’il est en sens contraire du courant d’air produit par le mouvement du navire et il en résulte qu’il n’y a absolument aucun souffle d’air à bord et que la chaleur y est des plus pénibles. En conséquence, j’estime qu’à Marseille il y aurait lieu de resserrer les troupes en limitant l’effectif des hommes embarqués sur un même bateau au deux tiers ou au trois quart de la contenance normale du bâtiment. Enfin, il me parait indispensable que toutes les troupes embarquées soient pourvues du casque colonial avant leur embarquement, autrement il y aura des insolations pendant la traversée. Munies du casque et du béret elles pourraient sans inconvénient laisser le képi. »
François
Au fur et à mesure que nous nous éloignons du canal de Suez, l’air devient totalement suffocant, pas la moindre brise sous le soleil ardent, la chaleur se fait de plus en plus pénible, le harassement est total et même la fraîcheur de la nuit est perdue car l’obscurité est sèche et chaude comme un four. Je me tourne et me retourne sur ma couche amollie et mouillée de transpiration. Le repos s’éloigne, pas de répit cette nuit. Les moustiques aussi attaquent de toute part nous avons étendus des moustiquaires pour nous protéger mais le vrombissement aigu des insectes sonne dans l’obscurité et frappe à mes tempes lancinant. Je ne peux dormir ni même fermer un œil peut être vaudrait-il mieux monter sur le pont.
A l’entrepont déferle l’air chaud du désert, de l’eau fraîche nous est distribuée de l’eau ; de l’eau c’est bien la moindre des choses que l’on puisse nous accorder. On ne va pas nous achever comme les chevaux et nous laisser crever la gueule ouverte, on a trop besoin de nous. Pas assez de casques coloniaux pour nous protéger, pauvre de moi me voilà affublé d’une sorte de canotier à larges bords jaune pâle et je ne suis pas sûr de l’efficacité de ce couvre-chef incongru. Allons-nous nous transformer en misérables cendres, consumés sous cette fournaise à ciel ouvert. Pas le moindre nuage dans l’azur et l’eau ressemble à des flaques d’huile immobiles, cela donne envie d’y plonger, de faire un saut tout habillé dans la mer mais le choc serait trop fort, les médecins du bord l’ont fortement déconseillé et les palabres sans fin ; mai qu’est-ce que ça peut nous faire…
Le coup de chaud est terrible et nous ne l’attendions pas. Nos vareuses ne sont pas adaptées et les militaires sont plus mal lotis car ils suent à grosses gouttes engoncés dans leurs vestes à boutons. C’est lancinant, la température grimpe au fur et à mesure que nous avançons : on ne peut penser à autre chose qu’à ce temps immobile et à ce voyage qui n’en finit pas. La température ne baisse pas, les chevaux continuent à en souffrir j’ai vu leurs grands yeux humides et j’ai compris que nous allions les perdre ; hommes et chevaux non que je compare les hommes aux chevaux mais nous allons les perdre sur ce long chemin qui n’en finit pas.
Le Roy, du service vétérinaire
Je me précipite aussi vite que je le peux et je me dirige vers l’entrepôt, on vient me chercher et c’est à cet endroit précisément que les chevaux sont au plus mal. Les bêtes sont sous surveillance stricte depuis ce matin. Pas la moindre amélioration et j’ai fait pourtant tout ce que je pouvais. Mais que faire lorsque la plus élémentaire des ordonnances n’a pas été respectée ? Comment s’en sortir lorsque la plus essentielle des recommandations n’est pas suivie à la lettre. Pourtant, l’instruction du 1er mai 1897 est claire à ce sujet : tout cheval ou mulet placés dans les entreponts doit disposer de 6 mètres cubes d’air. De qui se moque-t-on ? On ne respecte rien ; au nom de je ne sais quelle efficacité on s’imagine tout pouvoir changer mais cela ne marche pas…et voilà le triste résultat…pas assez de bateau pour tous les régiments, j’imagine alors ils ont embarqué bêtes et hommes, en les empilant jusqu’aux limites de l’inconcevable…et voilà le triste résultat… il n’y a que le bruit des vagues qui s’écrasent sur la coque et le silence des hommes rendus à leur impuissance de voir les chevaux se coucher sur le flanc. Le pauvre étalon que j’examine transpire de manière excessive ; je lui applique des linges sur le museau et les aides lui apportent un seau mais il ne veut pas boire l’eau devenue trop chaude. Les arabas d’Alger dans les stalles à côtés ne vont guère mieux ils semblent apathiques et baissent leur fine tête. Le cheval au sol ne se relève pas il va mourir dans ce foutu bateau où l’on a entassé comme du bétail cinq cents hommes et cent quatre-vingt -six chevaux. La déraison des hommes. La panique enfle et gagne la troupe car on ne sait comment sauver toutes les bêtes des insolations qui les guettent et c’est sans espoir je sais mon impuissance à enrayer l’hémorragie qui a commencé. La journée sera longue.
Pierre Pacaud
Le ciel on n’en voit pas de pareil en ville, le ciel se fond avec la mer on ne pèse pas bien lourd dans cette saloperie de bateau il n’y a rien à redire il ne faut pas se tromper d’ennemi cela me sape le moral d’entendre leurs histoires à faire dresser les cheveux sur la tête j’aurais pu vivre 100 000 ans dans ma province sans connaître la mer ici les jours se succèdent à grande vitesse et ça cogne tout de suite sur le crâne …ils vous gueulent dessus des ordres et des imprécations… je ne suis pas du genre timide mais là je ne peux m’y résoudre, les salauds ont tracé la route il faut bien là suivre rien à redire pas le temps de me reposer sur ce lit quand tu pousses toujours plus loin la chanson on se dit on va fouiller partout on va aller monter les ponts et remonter les rails pour remettre en circulation les trains et il faudra entendre la résonance des pierres et le clapotis de l’eau, le murmure des arbres oui je les ai déjà entendus….et ça s’échauffe dans ma tête et tout devient cotonneux, soudain je ne sens plus mes jambes je ne peux plus parler il y a des flots d’images qui défilent à toute vitesse j’ai les yeux grands ouverts et je suffoque je ne peux plus tenir debout ..je ne peux plus respirer je tombe…A moi..
François
Sur le moment j’ai eu du mal à reconnaitre Pierre Pacaud. Je le connais bien mais là il n’est pas du tout dans son état normal et ça je l’ai vu au premier coup d’œil. La sueur commence à perler sur son visage. Il transpire, son visage est devenu tout rouge d’un seul coup. Je tente de lui parler et je vois qu’il a du mal à me répondre. Je comprends même qu’il a du mal à se tenir debout. Et puis d’un coup il est devenu tout blanc. Ça l’a pris d’un seul coup, blanc comme un linge ; je me suis dit qu’il allait tourner de l’œil. Cette armoire à glace qui tangue dangereusement et qui tourne de l’œil. Je me précipite, j’essaie de ralentir sa chute. Je le retiens à bras le corps et je cris. Il est trempé, ses vêtements sont mouillés à l’extrême, il transpire abondamment ça ne s’arrête pas et moi je ne suis pas insensible de voir ce gaillard tomber comme ça… moi ça me fait quelque chose. Le Pierrot il est toujours prêt à rire, toujours à trouver la plaisanterie et le bon mot pour faire rigoler la galerie. Au sol, sa face s’est congestionnée et couverte de sueur. Il a comme un éblouissement, ses yeux se révulsaient, ses pupilles dilatées trahissent la peur. Je crie Au secours aidez-moi le Pierre ça ne va pas bien. Et puis, ensuite, après le malaise il s’est mis à crier il criait de l’eau je veux de l’eau pas de la pisse de chat mais de l’eau fraîche donnez-moi par pitié de l’eau je meurs de soif l’écume est venue à sa bouche. Un médecin s’est penché sur lui déboutonnant la vareuse trop serrée et puis ils l’ont emmené avec des infirmiers dans la salle de soins. Il a disparu de ma vue, je ne l’ai pas revu. On m’a dit qu’il n’y avait rien à faire.
Médecin Laffont
J’ai couru sur le pont pour répondre au cri d’un soldat qui appelle au secours. Je me suis précipité aussi vite que j’ai pu. J’ai couru en direction de l’entrepont et puis je l’ai vu qui tombait. Le soldat essayait de ralentir sa chute et puis le voilà qui tombe face violacée peau humide et visqueuse respiration ralentie, il retombe un peu plus loin il essaie de se trainer mais tombe en syncope. On s’affaire autour de lui des infirmiers sont venus me prêter main forte. On ouvre le col trop serré la vareuse est ouverte et il se dégage et essaie de passer par-dessous le bastingage, on le retient, il faut le retenir. On se met à plusieurs pour l’empêcher de se jeter dans la mer. Le soleil tape sur son crâne et il a perdu la tête, il délire à présent il veut se tuer on lui prend son arme des mains pour éviter un drame.
François
Je vois les corps tomber sur le sol dans un grand fracas de bois ça sonne sec sur le plancher un corps qui tombe peu importe qu’il soit homme ou cheval ça fait trembler le sol, c’est comme un arbre que l’on déracine, on ne nous a pas habitués à tout ce cirque on est mal je n’ai jamais vu autant de chevaux mourir non pas que je n’y sois pas habitué j’ai connu déjà la morsure du soleil du Midi mais là ce n’est pas comparable ça vous cogne ça vous frappe ça vous foudroie en moins de deux. Il faut suivre encore et tenir.
Le Roy, service vétérinaire
Sur l’entrepont tous les vétérinaires du bateau sont réquisitionnés et s’agitent en tous sens, il faut s’efforcer de sauver les animaux. C’est au tour de Rêveur d’Heurtebise d’être touché, le bel étalon s’agite et paraît inquiet. Il a baissé son front, ses paupières sont à demi closes, sa tête exprime une apathie et même une forme de douleur ses yeux très brillants sont saillants les naseaux grands ouverts montrent sa suffocation, sa respiration s’accélère. -J’entends son cœur battre très fort, j’ai observé sa muqueuse est cyanosé. Le corps de l’étalon se couvre de sueur brutalement et il transpire énormément. Je m’enquiers auprès de palefrenier : Sa température est élevée ?Il faut lui faire des saignées et le mettre à la diète ? la chaleur c’est la chaleur l’origine…C’est un coup de chaleur ? Un aide à mes côtés s’inquiète Vous pensez que c’est grave ? Je tente d’être rassurant : J’ai réussi à en sauver certains il faut essayer aussi de le doucher pour faire descendre sa température corporelle. Je reprends ma ronde et donne mes ordres et prescriptions mais déjà le service de jour vient m’alerter : les nouveaux cas de coups de chaleur se multiplient. Un cheval est couvert de sueur sa respiration est bruyante et les muqueuses sont cyanosée la température prise indique 40,3° : le diagnostic du coup de chaleur est confirmé et il faut le soigner d’urgence après lui avoir prodigué des douches après il semble plus calme mais c’est de courte durée et le voilà qui plonge rapidement dans un état comateux. Le lendemain, j’observe une légère amélioration ainsi qu’une baisse de température et puis brusquement alors que rien ne le laisse présager, les symptômes s’aggravent à nouveau. Le cheval penche sa tête dans la mangeoire, il est arc-bouté sur ses quatre membres alors que des hommes autour s’affairent et essaient de le maintenir debout. L’animal fournit un énorme effort musculaire pour ne pas s’effondrer et il s’épuise. Sa respiration s’accélère, il semble suffoqué et tout son corps se couvre de sueur alors que sa température dépasse les 40 degrés. L’inquiétude et l’incompréhension se lisent sur tous les visages: le cheval- sans qu’on s’y attende- est parvenu à se dégager de toute entrave;l’homme qui le surveillait a eu un moment d’inattention et l’animal s’est mis à courir sur le pont, droit devant lui sans regarder, il a foncé sur moi à une vitesse effrayante, halluciné, puis il est tombé brusquement au bout de 10 mètres. Des soldats présents sur le pont accourent pour veiller à ce qu’il ne soit pas blessé et parviennent à le reconduire à son box. On le frictionne pour le sécher et il est placé sous surveillance stricte. C’est Bandit le matricule 774 …ce mulet âgé de 12 ans d’habitude si calme. Merde qu’est ce qui lui arrive ?- Il s’agite dans tous les sens … Vous arrivez à le maintenir ? oui car il a peu de force mais il a des mouvements incontrôlés, à coup sûr il devient fou…