Sous le pont de la République vit une famille de ragondins, au moins huit, mais Karim a dit trois à la mairie pour ne pas qu’elle les empoisonne. Ils occupent un trou sous un enchevêtrement de branchettes et de racines. Plutôt un beau septembre avec, plusieurs fois, trois jours de rayonnement de suite. Le soleil frappe impeccablement sous les arcades dès dix heures du matin. C’est pourquoi Karim y a posé une tente. Mais des petits cons l’ont lacérée une nuit, va savoir pourquoi. Le lendemain, il a ramené quatre toiles de différentes dimensions. Comme ça, on dirait une famille, ça impressionne. Ici, il a tout ce qu’il faut : une sorte de transat, un petit jeu vidéo à clapet déniché dans une brocante et un barbecue, une grille sur quatre grosses pierres. Les feux ont un peu noirci le mur d’enceinte et un tuyau qui grimpe par là. T’inquiète, c’est sous contrôle. Sur l’autre rive se trouve la douche de la capitainerie dont il a récupéré le code auprès d’un plaisancier. Pratique. Une serviette sèche sur la rambarde des escaliers qui mène du chemin de halage à la rue. Sur le seuil du campement, des capsules de bière posées au sol, cadran solaire rudimentaire, indiquent l’heure. Là, tu vois, il est à peu près onze heures, impec, le petit déjeuner. Il brandit une bouteille de mousseux, son rituel du matin. T’en veux ? Ah bon ? Un pétard alors ? Si je lui apprends à jouer au backgammon, il m’enseigne quelques rudiments d’arabe.
Assis sur un parpaing, un vieux rigole : on est bien ici. C’est mon vrai voisin, assure Karim, il est à la retraite. Il m’a rejoint il y a quelques jours. On habite pas loin, dans des logements sociaux aux Chaprais. Mais tout le monde a le droit de camper, pas vrai ? Faire un petit feu, regarder les poissons et les bateaux qui passent sur le Doubs, donner des trucs aux ragondins. Et puis être dehors, surtout être dehors. Quel plaisir ! C’est ça les vacances, non ? L’hiver arrive, il pleuvra bientôt tout le temps, faut profiter. Hier soir, des jeunes commençaient à nous emmerder à l’heure de l’apéro. Est-ce qu’ils avaient envie de casser du migrant ou du SDF ? J’ai dû appeler les flics. J’aime pas qu’on me fasse chier, j’ai fait de la prison.
On est bien, là, quand même, on a tout ce qu’il faut pour être heureux.
En octobre, il ne reste que quelques papiers gras autour d’un foyer vide dans l’herbe. Les tentes ont disparu. Personne. Il pleut sans discontinuer et l’eau de la rivière lèche le bord du chemin. On ne voit plus le trou des ragondins. C’est l’automne. Les vacances sont loin derrière.