François
Marie se penche et je vois dans le bas de son dos l’étiquette qui dépasse comme un petit drapeau comme pour dire n’avancez pas, je vois au bas de ses vertèbres l’os aigu et la peau entre la chemise et le pantalon lâche sur les reins, la peau à vif, parce que depuis longtemps, et tous le savent — je veux dire celles et ceux qui attendent leur tour dans le couloir derrière la porte— Marie ne s’alimente plus. Et les bras de Marie sont devenus maigres comme des ficelles ou des flûtes, à pleurer, mais ses mains ( Oh les mains de Marie sur le clavier de Bob, ses mains qui travaillent les Partitas, et Bob — il n’entendait déjà plus—, regarde les notes s’envoler des longs doigts de Marie ), ses mains boursoufflées devenues comme des battoirs parce que le sang y reflue, les mains gourdes de Marie devenue maigre, ses bras qui pourraient à tout moment se briser sous le poids des mains ou sous le poids sans poids de l’air. Marie comme un fantôme étayé d’os ainsi penchée sur le visage de cire de Bob qui ressemble à peine à son propre masque. Bob couché dans la boite ouverte, un cercueil à brûler d’un bois très clair qui ira dans la terre — comme il l’a été décidé suivant la volonté supposée du défunt il n’y aura pas de crémation — et la dentelle autour du visage maquillé de Bob fait comme dans le fond des boîtes de dragées un effet de collerette. Marie approche ses mains, la droite devance la gauche, la main énorme en comparaison du bras et de tout le reste du corps parce que comme ils disent Marie qui porte une chemise rouge un jour de deuil a cessé de s’alimenter .
Alain
cette cravate rouge dont ils l’ont affublé : tu arrives tard a dit Jean; Jean entouré de ses deux fils; la brave Colette m’embrasse en pleurant: tu arrives tard a dit Jean, ils vont bientôt lever le corps, c’est une question de minutes, enfin assez tôt pour la fermeture; et que Bob aimait tant le rouge ajoute Jean et il y a cette mouche qui tape contre le carreau du couloir, cette mouche ou ce papillon, il ne peut pas se trouver de mouche dans un endroit recommandé et choisi par Jean — comme s’il y avait eu choix—; ce papillon n’en finit pas de crever, personne ne veut finir c’est un fait. Lui qui est mort chez lui « de sa belle mort » et qu’on a trainé ici dans un sac : on ne pouvait pas le garder chez lui il a dit, Jean le garant de l’ordre patriarcal, entourés de ses ainés, on ne peut pas garder les morts chez eux, hier encore oui, mais aujourd’hui ce n’est plus possible a dit Jean dans son costume sombre et sa cravate est noire , c’est un problème sanitaire, une question d’hygiène si tu préfères a dit Jean, ne le prend pas pour toi, il y a des lois et puis, ici, tout le monde pouvait venir lui adresser un ultime adieu; et l’ainé de Jean qui lui ressemble comme un fils (et pourtant) tripote son téléphone; et j’entre elle est penchée dans sa chemise rouge assortie. Marie.
François
le rideau ondule comme si un fil invisible lui impulsait un mouvement, —on le fait parfois au théâtre pour signifier le vent ou pour signifier une présence, l’âme d’un défunt par exemple, ou pour simplement rien, pour le mouvement lui-même —, une sorte de satin synthétique qui sépare les tiroirs réfrigérés de la boîte posée à plat sur les tréteaux de présentation. Ce doit être le système de ventilation qui s’est déréglé dit Alain adossé au mur, il a un très léger tremblement dans la mâchoire, sur le mur à sa droite, et l’angle du cadre est comme posé sur son épaule droite, c’est un ciel, une photographie entoilée, quelques nuages pommelés sur un bleu dégradé : l’au-delà en douceur, l’azur « aérographé » : une abomination, elle l’aurait dit si elle n’était pas morte avant lui; qui n’aurait jamais laissé partir le corps dans un sac et finir dans un tiroir réfrigéré; qui l’aurait assis dans son auto et emporté voir la mer une dernière fois; qui était capable de tout, même de ça, morte avant lui malgré tout : mais un lundi c’est mort, personne ne répare, dit Jean quand Marie avance sa main énorme vers le front de cire maquillé.
quelles funérailles, universelles, tragiques et drôles
Pesant de détails. Je lis comme je mâche une matière lourde et collante dans laquelle recèlent des trésors de vies et de souvenirs. Il fait chaud tout à coup.
Quel texte, quel univers. Précisions dans l’écriture, c’est très visuel et habité. On y est. Merci
Caroline, Jean-Luc, Françoise Merci de vos lectures