Comment moi je sais si peu parler des mots, des livres des autres. Parce que est-ce que je me souviens vraiment des mots, de la langue, du chant, de la ponctuation, de la longueur des phrases ? Mais ce que je me demande. Est-ce que l’art est fait pour qu’on s’en souvienne ? je veux dire par là. Est-ce que ça fait sens de retenir la forme même de l’art. Est-ce que l’art n’est pas avant tout une expérience, une aventure, un endroit où le corps est lancé dans la bataille. Un endroit d’un tel déplacement de soi que ce qui compte c’est ce que ça bouge en nous et comment on sort transformé de cette expérience.
Je me souviens de livres oui. Des livres ou des textes qui ont retenti au plus profond de moi. De par ce qu’ils racontaient, ouvraient comme champs nouveaux, de par la façon dont ils me parlaient de moi, des autres, des paysages, des ailleurs du monde. Mais que sais-je encore des mots qui sont derrière ?
Je sais que tout commence avec la Comtesse de Ségur, les malheurs de Sophie. J’en avais entendu les premières pages dans la bouche d’une cousine et je n’avais plus qu’une hâte : aller à l’école pour apprendre à lire. Pour lire ce livre-là. Je sentais que le monde allait s’ouvrir pour moi, se déployer, prendre de nouvelles dimensions. Ce livre-là pour moi c’est comme si il contenait tous les livres qui suivent. Comme si se logeait en lui tout mon amour des livres. Un livre sésame. Et une héroïne féminine, il y en a si peu au fond.
Je me souviens si nettement d’Enfance de Maxime Gorki. Pour le vie rude, le monde paysan, cette grand-mère qui appelait le jeune garçon petite âme bleue. Pour ce Dieu tantôt doux tantôt vengeur, pour la violence des oncles et du grand-père, les meurtres les incendies. Pour les domoï vivant dans le foyer du poêle à bois. Et pour cette phrase, dernière phrase du livre, adressée par son grand-père au jeune garçon à présent adolescent : Eh bien Alexis, tu ne vas rester pendu à mon cou comme une médaille toute ta vie, pars, va donc gagner ton pain. Et le voilà, quatorze ans, qui part sur les routes, seul.
Il y a un livre lu et relu. Rerelu pour tous temps. Un livre totem. Un livre qui avait ce pouvoir de me fait rire. Hurler de rire je crois. La conjuration des imbéciles de John Kennedy Tool. Un humour décalé, des images drôlatique. Et tellement irrévérencieux. Un héros obèse vivant avec sa mère, un régal.
Des récits d’aventures innombrables ; voile, alpinisme, spéléologie, funambulisme. Si possible en solitaire. Des récits qui n’ont sans doute rien de bien littéraire je ne sais plus. Les Frison-Roche, Haroun Tazief, Philippe Petit, Eric Tabarly. Que des hommes. Il fallait se rêver en homme.
Il y a eu Pasolini. Celui-là avait la capacité de réveiller les instincts, de rallumer le désir d’être pleinement en vie, si pleinement soi-même. D’oser affronter ses contradictions, d’apprendre à aimer sa complexité, d’embrasser ce que nous avions d’incompris et d’incompréhensible.
Il y a eu Peter Handke. Introspection. Et Outrage au public. Une autre façon de penser le théâtre. Du théâtre conceptuel. Radical. Pas de personnage. Pas de quatrième mur. Du face à face acteurs/public. Des voyages à l’intérieur de soi. Une remise en question des évidences.
Il y a eu Dostoievski. A une époque cette langue foisonnante, ces psychologies profondes et si profondéments complexes, torturées je ne faisais que ça. Lire et relire Dostoievski.
Marguerite Duras tout un été. La plongée. Le chant des mots, la rythmique, la ponctuation. Ces personnages à la troisième personne. Une sensualité de la langue et des lieux. Sa capacité en tant qu’autrice a être tellement présente dans ses livres tout en s’effaçant absolument pour n’être plus qu’un grand universel.
Des livres pour enfants lus adultes. Des autrices qui interrogent et se meuvent dans l’inconscient avec une telle légèreté, une telle fantaisie. Astrid Lindgren, Kitty Crowther, Barbro Lindgren, Liz Rosenberg. Des autrices essentielles. Dont l’enfance à besoin pour se constuire en marge d’un monde terriblement formaté.
Virginia Wolf Les vagues. Celui-là il m’avait halluciné. Comment on pouvait écrire comme ça. De cette façon-là. Je n’en revenais pas que ce ne soit pas une forme qui s’épuise d’elle-même. Mais non. Elle se réinventait sans cesse pour plonger et replonger encore et encore au fond des intériorités, des subjectivités.
Les écris bruts. Découverts au détour d’expositions, à l’intérieur de dessins obsessionnels, troués, colorés. Des textes violents. Qui vous prennent aux tripes.
Personnologue de Sébastian Dicenaire. Des mots qui s’écrivent pour être lus et dit par des bouches. La poésie sonore. La langue bègue. Qui dérape et bug et accroche. Les répétitions. Les phrases qui tournent fous. Qui se composent se décomposent se recomposent pour tout raconter pareil et autrement. Pour créer d’autres récits qui disent pourtant la même chose. Ou pas.
Et Sophie Calle. J’emmènerais aussi cette façon de construire des récits en se mettant en expérience. Une forme d’écriture performée, performative. Les endormis ou Filature.
Et puis Pérec. Lui on ne le laissera pas de côté impossible. Espèce d’espace, livre essentiel et novateur. Convoquer l’intime sans faire récit. Juste à travers des listes. Comment faire de la lecture un état de presqu’écriture. Comment faire d’un lecteur l’auteur même du livre qu’il a entre les mains.
Embarquer aussi les Contes de Baba-Yaga illustrés par Bilibine. La terrible Baba-Yaga, l’ogresse aux bras poilus vivant dans sa cabane montée sur pattes de poules. Les dessins de Bilibine ressemblent à des miniatures du Moyen âge. La fascination pour ce monde ancestral, chamanique. Où l’alchimie côtoit sans cesse le merveilleux. Où les monstres soudain deviennent doux. Et où les cœurs purs triomphent toujours.
Merci pour cette sentimenthèque et tous ces partages. Ça me donne envie de lire, d’écrire et de parler des livres!
Merci pour cet enthousiasme contagieux à plonger dans ces livres !
Votre introduction fait tilt dans ma tête à peine réveillée d’un samedi matin. « Est-ce que l’art est fait pour qu’on s’en souvienne ? ». Je sais ça : une œuvre d’art ça change ma vision du monde, sinon c’est autre chose. Mais ce que vous dites là c’est que ce qui importe, a posteriori, c’est cette nouvelle vision et non le souvenir de l’œuvre qui l’a provoquée. J’y pense depuis 10 minutes et me dis que c’est bien vu.
Ça va faire ma journée. Merci.