#40jours #01 | dezoomages

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Le contact du pinceau à la surface de la toile, ce bruit tout léger au bout des doigts ,de la main qui manie le manche, elle même rattachée à l’épaule reliée au corps et le corps debout au beau milieu de l’atelier, la nuit, pendant que tout est calme dans le quartier autour, jusqu’au matin probablement où le coq chantera là bas dans une ferme des environs, son chant porté par l’air la brise à la rencontre de la première annonce en gare invitant les voyageurs pour Lyon, mariage de ces deux sons, cocorico et les voyageurs pour Lyon ou pour Valence sont invités à emprunter telle ou telle voie, la région toute entière s’ébrouant de nouveau, et l’agitation renaissante comme une clameur cavalant vers je ne sais où.

2

Le temps ne passe pas. Les aiguilles de l’horloge sont immobiles, je les regarde de temps en temps, ne vois qu’elles jusqu’à ce que la lassitude mêlée d’agacement surgisse et alors, à ce moment là, je vois le grand hall désert de la gare de San Sébastian, éprouve à nouveau la chaleur suffocante. Une odeur de merde monte de la rivière proche, je me lève pour me dégourdir les jambes , sors de la gare, peu d’éclairage, au loin sur les quais des bancs, et un ou deux clochards qui roupillent, tout autour encore la ville endormie et la vague silhouette d’un pont. Et toujours cette odeur de merde, et cette chaleur, toute la ville, toute l’Espagne pue la merde cette nuit. Je dois supporter tout ça encore, jusqu’au matin, jusqu’au train qui m’emmènera vers le Portugal, vers l’inconnu.

3

Ce bouquin de Camus placé sous le pied de la table ronde bancale pour la stabiliser. Sur celle ci la Remington achetée aux Puces de Clignancourt, et le paquet de feuillets juste à côté. Je m’appuie sur l’Etranger pour taper comme un sourd sur le clavier, pour que tout ne se casse par la gueule. Le linoléum beige est balayé, lavé, mais reste un linoléum usé. Au bout l’évier, le minuscule coin cuisine, et à coté la fenêtre ouverte. Hiver comme été elle reste ouverte pour laisser monter le bruit de la rue, pour que je m’habitue au bruit de la rue, que je ne l’entende plus. Et les odeurs du marché de Château Rouge envahissent la chambre le dimanche se mélangeant à tout ce bruit. C’est de la vie qui rentre dans la chambre, à laquelle je tente de m’habituer surtout, à cette continuelle distraction qu’elle propose comme tout le quartier autour, comme Paris dans son ensemble, comme le pays tout entier, et je ne sais pas si cette putain de distraction connait une quelconque frontière, peut-être que le monde entier est en proie à la distraction perpétuelle. Et moi je cogne comme un sourd sur le clavier de la Remington en avalant la vie comme un poison petit à petit comme Mithridate ce petit roi qui avait tellement peur qu’on l’empoisonne qu’il s’empoisonnait un petit peu tous les jours pour s’en prémunir.

4.

Je regardais leurs mains, leurs doigts, leurs positions de départ face à la bille et comment il fallait s’y prendre pour d’une pichenette habile la lancer. Puis le jeu m’ennuya comme d’habitude, je me mis à examiner les grands platanes de la cour, leurs écorces qui contenaient d’étranges cartographies, qui m’ennuyèrent assez vite aussi, il me restait encore l’étude des gendarmes là-bas au pied du vieux mur de l’école communale, mais à peine les découvrais-je qu’ils disparurent eux aussi dans une drôle d’indifférence, monstre doté d’un appétit insatiable. Au delà du mur il y aun champs de patates qui grouille d’après les dires de doryphores, ma dernière chance avant de tomber dans la neurasthénie, peut-être que les doryphores stopperont enfin l’hémorragie, qu’il me restera un tout petit intérêt pour une ou deux choses véritablement inédites voire vraiment nouvelles… Mais la cloche sonne, l’institutrice frappe dans les mains, et tous accourent pour se mettre en rang, deux par deux sans broncher, sans protester, d’accords déjà complètement avec l’autorité . Et deja J’imaginais toutes les écoles des environs, à la même heure au même moment, et même encore plus loin que ça, aux Amériques, voire en Chine, partout où mon imagination me faisait voyager je ne voyais plus que ça, une soumission sans discussion possible à quelqu’un qui frappait dans les mains pour nous exercer à obéir. Et comme un somnambule je les rejoignis pour revenir dans la salle de classe. Une fois assis j’éprouvai soudain un drôle de soulagement, une sensation de sécurité dégoutante à première vue, mais contre laquelle se faisait sentir l’étrange désir, presque impérieux , de ne pas résister. Et c’est alors que le cosmos tout entier à partir de cet instant, à partir de cette abdication, si je puis dire, me fut enfin compréhensible.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

2 commentaires à propos de “#40jours #01 | dezoomages”

  1. Waouh quelle sensation offre tes textes, ce focus qui petit à petit est entouré encore et encore. Bravo