Texte retravaillé en février 2025
1
Le pinceau attaque la toile dans un froissement presque inaudible, un de ces bruits qu’on ne perçoit qu’en tendant l’oreille à trois centimètres de la source. La main qui le tient – main droite, naturellement – s’avère reliée à un bras qui, suivant une logique anatomique difficilement contestable, se prolonge jusqu’à une épaule. L’épaule, elle, fait partie d’un corps. Le corps, debout. L’atelier, vide. La nuit, dense.Dehors, le quartier joue les morts. Temporairement. À quelques kilomètres, un coq se prépare déjà à son numéro quotidien – pas le choix, c’est contractuel. Son chant, bientôt, va se mêler aux annonces SNCF, ces litanies ferroviaires qui résonnent comme des mantras administratifs. « Les voyageurs pour Lyon… » (pause réglementaire) « …voie B ». La région s’ébroue alors, tel un chien mouillé sortant d’une sieste. L’agitation se propage par ondes concentriques, comme une pierre jetée dans une mare, sauf qu’ici personne n’a rien jeté et que ce n’est pas de l’eau.
2
Le temps, cette invention discutable, fait encore des siennes. Les aiguilles de l’horloge – un modèle standard des chemins de fer espagnols, fabrication suisse probablement – ont décidé de faire grève. On ne peut pas leur en vouloir. Le hall de la gare de San Sébastian, lui, joue parfaitement son rôle de hall de gare désert, avec cette application maniaque propre aux lieux publics en pleine nuit.Une odeur – disons-le franchement : une puanteur – s’élève de la rivière voisine. C’est le genre d’effluve qui ne laisse aucun doute sur sa nature, le type même de la fragrance urbaine nocturne. Se lever devient une option raisonnable. Les jambes, ces fidèles servantes de la locomotion, acceptent de reprendre du service.Dehors, l’éclairage municipal fait preuve d’une discrétion remarquable. Quelques clochards – deux, pour être précis, ni un ni trois – ont transformé les bancs en suites présidentielles à ciel ouvert. Un pont se dessine au loin, quoique « se dessiner » soit peut-être un peu optimiste vu la pénombre. L’Espagne entière, cette nuit, semble avoir décidé de participer à un concours d’exhalaisons douteuses. Le Portugal attend, là-bas, quelque part après la ligne d’horizon – pour autant qu’on puisse faire confiance aux horizons.
3
L’Étranger de Camus – choix discutable d’un point de vue mobilier – fait office de cale sous le pied d’une table ronde qui, sans lui, manifesterait des tendances chorégraphiques inquiétantes. La Remington – acquisition dominicale aux Puces de Clignancourt, section brocante – trône au centre, flanquée d’une pile de feuillets d’une blancheur presque agressive.Le linoléum – beige à l’origine, désormais d’une teinte indécidable – exhibe les stigmates d’un entretien méthodique mais vain. L’évier, modèle réduit, jouxte ce qu’on pourrait qualifier, par excès d’optimisme, de cuisine. La fenêtre, elle, cultive une vocation exhibitionniste permanente, été comme hiver – choix architectural discutable mais assumé.Les dimanches, le marché de Château Rouge livre ses effluves sans sommation, participant à cette cacophonie urbaine qui s’infiltre par la fenêtre récalcitrante. La vie, cette importune, s’invite sans préavis. Paris tout entier – et par extension concentrique le pays, voire la planète – semble atteint d’un syndrome de distraction chronique, pathologie contemporaine s’il en est.Reste la Remington, sur laquelle on frappe – technique proche de l’interrogatoire musclé – pendant que la vie s’infiltre, tel un poison quotidien. Comme ce Mithridate – référence possiblement pédante mais historiquement attestée – qui s’immunisait par doses progressives. À ceci près qu’ici, l’immunité reste hypothétique.
4.
Les mains des autres – appendices anatomiques en pleine action ludique – s’activaient autour des billes selon une géométrie variable. L’observation de cette chorégraphie digitale ne résista pas plus de quatre minutes à l’assaut de l’ennui – pathologie chronique s’il en est. Les platanes – specimens végétaux de taille respectable – proposaient sur leurs troncs des cartographies improvisées, atlas naturel dont l’intérêt s’épuisa avec une rapidité remarquable. Les gendarmes – coléoptères rouges et noirs, pas les représentants de l’ordre public – disparurent à leur tour dans le gouffre de l’indifférence, cette ogresse moderne.Au-delà du mur – construction en moellons d’âge indéterminé – un champ de pommes de terre hébergeait, selon les rumeurs locales, une colonie de doryphores. Information invérifiable dans l’immédiat mais potentiellement salvatrice pour un esprit en quête de distractions inédites.La cloche – instrument sonore réglementaire – interrompit ces considérations entomologiques. L’institutrice – figure d’autorité diplômée – exécuta le geste ancestral des deux paumes qui se rencontrent. Le troupeau scolaire se mit en rang – formation militaire adaptée au contexte éducatif. L’imagination, cette vagabonde, propulsait déjà la scène vers d’autres latitudes : Amériques, Chine, partout ce même rituel de soumission acoustique.Le soulagement final – sensation paradoxale mais tenace – s’installa comme une évidence physiologique. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – devenait enfin lisible, comme un mode d’emploi traduit en langue maternelle.
Ce qu’on peut faire de ça ?
Meyer – c’était son nom, probablement – observait ces quatre scènes depuis un point indéterminé de l’espace-temps. Un détective privé sans mission précise, spécialisé dans l’observation des coïncidences improbables. Il notait dans un carnet à spirale – modèle standard, papier quadrillé – les détails qui lui paraissaient significatifs : un pinceau qui frôle une toile, une horloge espagnole en grève, un exemplaire de Camus servant de cale, des mains d’enfants autour de billes.Le hasard – cette blague cosmique – avait disposé ces scènes comme autant de pièces d’un puzzle dont personne n’aurait conservé l’image originale. Meyer se déplaçait entre elles avec la fluidité caractéristique des personnages désoeuvrés.. Il collectionnait les temps morts, les lieux bancals, les rencontres improbables..Dans sa chambre d’hôtel – établissement de troisième zone au papier peint décollé – il disposait ses notes sur le lit. Les connexions apparaissaient, disparaissaient, comme ces doryphores qu’on croit apercevoir dans un champ de pommes de terre. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – semblait vouloir lui dire quelque chose, mais quoi exactement ? Meyer n’en savait rien, et c’était probablement mieux ainsi.
Personne ne lit plus des textes aussi long à l’écran. Il faudrait écouter. Essayer au moins. Quitte à éprouver cette sensation désagréable durant un petit moment d’avoir travaillé pour rien. Comme si on travaillait vraiment pour quelque chose.
Mais bon.
Et donc :
Le détail – microscopique, presque dérisoire – d’une goutte de sueur perlant sur un index. L’index en question appartient à une main – droite, naturellement – qui elle-même prolonge un bras. Le bras, rattaché à un corps – disposition anatomique difficilement contestable – occupe une position verticale dans une pièce aux dimensions modestes. Un livre de Camus – choix mobilier discutable – cale une table bancale sur un linoléum d’une teinte indéterminée.La fenêtre – béance architecturale réglementaire – laisse entrer les rumeurs du quartier. Le quartier, collection désordonnée d’immeubles, s’étend jusqu’à la gare où des haut-parleurs déversent leurs litanies ferroviaires. La ville – organisme tentaculaire en perpétuelle expansion – pulse au rythme de ses artères congestionnées.Le pays tout entier – notion géographique approximative – s’étire jusqu’aux frontières, ces cicatrices administratives. Le continent – masse tellurique capricieuse – dérive imperceptiblement vers on ne sait où. La planète – boule bleue légèrement cabossée – poursuit sa valse autour d’une étoile quelconque dans un cosmos qui, décidément, manque singulièrement d’indications de montage.
Waouh quelle sensation offre tes textes, ce focus qui petit à petit est entouré encore et encore. Bravo
Merci Véronique !