Le trentième jour je reviens sur les lieux. Aussi bien dans les textes qu’envers une idée d'écriture.
Se perdre et se retrouver. Revenir sur des lieux familiers, avec lesquels on aurait établi un jour, dans le temps et probablement une bonne fois pour toutes, du moins l’imagine t’on, cette sorte de lien rassurant à la fois au plus profond de notre mémoire ou de notre cœur et soudain se retrouver contraint de questionner ce lien. Comme si cette rue dont on imaginait être d’une certaine façon « propriétaire » quelque chose d’invisible nous en dépossédait brutalement. Ce n’était pas la première fois que j’éprouvais ce sentiment d’étrangeté directement lié à cette impression de familiarité. Et comme à chaque fois j’en étais ébranlé. Peut-être était-ce même plus la répétition du phénomène que le phénomène lui-même qu’il faillait considérer comme le plus étrange, plus qu’étrange puisque très vite une sensation d’épouvante balayait toute velléité de pensée et d’analyse.
Pourtant la rue n’avait pas changé, elle se tenait toujours là comme un trait d’union entre la rue des Morillons et la rue Dombasle. Elle aurait pu être une rue secrète connue seulement de ses riverains car il n’y avait ici rien à voir ici d’extraordinaire, les immeubles qui la bordaient étaient semblables à tous les autres immeubles bordant les rues alentour, et ce n’était pas non plus les deux ou trois arbres chétifs qu’on avait planté sur le petit îlot central dans son renflement médian qui pouvait lui octroyer une originalité supérieure aux autres rues non plus. Aussi quelle surprise désagréable de revenir sur les lieux et de découvrir que cette rue de mon enfance m’avait été comme dérobée, remplacée par une rue m’opposant une neutralité détestable, épouvantable. Il avait fallu que je revienne une fois de trop ici pour saisir à quel point mon enfance peu à peu m’échappait, comme presque tout désormais m’échappait. C’était un signe, une indication probablement, peut-être même une sanction d’avoir osé franchir des limites qu’on ne doit jamais franchir. J’avais laissé mon ombre vivre un peu trop librement son existence d’ombre, à un point tel qu’elle s’était émancipée de moi-même. Je ne possédais plus d’ombre, plus rien ne pouvait pouvait plus faire écran à l’étrangeté de la rue, du quartier, de la ville toute entière. J’avais cette sensation peu agréable de me retrouver nu au milieu de nulle part. La seule solution qui s’imposa alors fut de marcher, de m’éloigner de cette rue, de me rendre dans des quartiers que je ne connaissais pas pour tenter peu à peu de me refabriquer, de me reconstruire ce que je suppose être une ombre à peu près convenable, une ombre qui pourrait servir à vivre dans la ville.
Examiner de plus près les traces. Plusieurs fois, malgré tout, mes pas me reconduisent ici. Comme une répétition, qui, tant qu’on n’a pas trouvé sa raison d’être s’obstine. Une fois que l’on est averti de ce mécanisme, on devient un peu plus vigilant. Il suffit d’ouvrir l’œil et de se souvenir de ses propres mensonges. Récapituler progressivement les événements, les personnages, les décors afin de se donner une maigre chance de pouvoir les réduire en poudre. Ainsi par exemple le magasin du marchand de couleurs, remplacé par un salon de beauté. S’obstiner à vouloir voir encore un magasin qui n’est plus là et à la façade duquel sont attachés tant de souvenirs importants- se dit-on- devrait tout de suite nous mettre la puce à l’oreille qu’on est en pleine déconnade. On le sait bien mais on insiste tout de même comme on se gratte une croute . A t’on peur de ne plus avoir à vivre que dans un présent perpétuel, de sortir d’une histoire, la notre en l’occurrence. C’est une possibilité parmi tant d’autres et j’imagine qu’il ne sert pas à grand chose de vouloir en faire le décompte. J’essayais donc de me persuader de ne pas pénétrer dans la nostalgie quand d’une fenêtre une voix appela un prénom. Et bien que j’entendis tout à fait clairement « Sophie » je me mis à songer à Magali. La fille du marchand de couleurs. Durant quelques instants ma vue se brouilla et des images se superposèrent les unes aux autres à l’emplacement de ces magasins tantôt ventant la couleur tantôt la beauté, je crus même voir au sol un dessin de marelle dessiné à la craie, exactement le même dessin dont je pouvais me souvenir avec une clarté étonnante. Mais soudain un volet claqua, un groupe de pigeons détala depuis la petite place au milieu de la rue et je les suivis du regard alors qu’ils volaient vers la rue des Morillons. Lorsque mes yeux se posèrent à nouveau sur la façade du magasin je ne vis qu’un salon de beauté semblable à n’importe quel salon de beauté. Sur la vitrine j’aperçus mon reflet-était-ce bien moi- je levais une main pour en être sûr. Puis je descendais la rue pour rejoindre la Convention afin de prendre le métro je crois vers un obscur travail dans la ville. En rejoignant le quai je me demandais si je n’avais pas loupé un détail, si j’avais suffisamment examiné les lieux, j’avais la sensation que quelque chose m’échappait encore et qu’il faudrait tôt ou tard revenir dans la rue.
Une surprise peut-être bonne ou mauvaise. A l’angle de la rue des Morillons et de la rue Jobbé Duval il y a cette boulangerie. Elle est là de toute éternité et c’est peut-être encore un point à élucider que l’éternité ce soit réduite à une façade, une odeur de croissants, et de javel. Comme j’ai faim je rentre et demande un sandwich au poulet. Puis tandis que la vendeuse s’occupe de m’emballer la marchandise je glisse furtivement un regard vers le présentoir près de la porte. Les surprises sont toujours là. Ces longs cornets bourrés de papier journal qu’on extirpe fébrilement afin de trouver le bonbon ou le joujou qui doit se trouver à l’intérieur. A un moment je fus à deux doigts de pousser la nostalgie au point d’en acheter une. Ce qui m’a retenu, la peur d’être déçu évidemment. Au fond de moi des choses s’agitaient comme des hyènes en cage. Un genre de férocités ricanantes aux yeux glacés. Dans leur jargon grotesque je parvenais très bien à entendre leurs propos :
— Achète la surprise, achète la surprise…
Heureusement la boulangère est arrivée à temps : 4 euros et cinquante cents. je vous ai mis une serviette
Rien de tel que de s’échapper dans la réalité dans ces cas là.