Les bulles pétillaient encore. Quelques fonds de champagne dans les flûtes posées sur la table basse. Peut-être de moins en moins de bulles, mais assez pour moi, lors de cette fin de soirée, dans ce salon, d’où les adultes s’étaient éloignés. Sensée m’être endormie dans la chambre des enfants, aux lits superposés. Ce soir-là chez le couple d’amis de mes parents, on est trois enfants, deux filles et un garçon, presque du même âge. Comment avions-nous été couchés dans ces lits ? Quoi qu’il en soit, je ne m’étais pas endormie, et me suis relevée. De cela j’en suis certaine. En douce je suis allée finir les restes de champagne. Synonyme de fête dans ma petite tête, où ce ne l’était pas si souvent.
L’appartement se situait à mi-hauteur d’un immeuble de briques rouges, face à la gare de RER de Joinville-le-Pont. Il existe toujours malgré tous les changements immobiliers survenus depuis. On avait 6 ou 7 ans. On avait fêté un anniversaire de mariage ou une promotion professionnelle ou quelque chose de ce genre. Un événement qui n’en était pas pour moi, mais j’étais heureuse de boire du champagne, de l’effet produit. Cette légère ivresse me rendait joyeuse tout autant que l’idée de partir tous ensemble en vacances le lendemain. Peut-être même était-ce ce mois de congés des uns et des autres qui avait occasionné la présence de champagne ?
Lors de cette soirée nos parents avaient parlé d’organisation, de préparatifs. Ils se connaissaient bien, depuis toujours. Nous les enfants, on avait picoré des cacahuètes, des bretzels puis léché nos doigts pour le goût salé qu’on appréciait. À l’apéritif, on avait eu le droit de boire un peu de champagne. Autant je détestais le Coca-Cola, autant j’adorais le champagne. J’adorais aussi l’idée de l’exceptionnel, du festif qui allaient avec.
On avait dîné tous les sept en même temps, les mêmes plats. J’en j’aimais certains, d’autres moins. Le repas avait duré longtemps, trop, comme toujours. On avait été joué quand on en avait assez de leur conversation sur les bagages à ne pas oublier, le programme d’activités, l’itinéraire, bison futé ou pas. Si on m’avait demandé j’aurais dit que je voulais le voir ce bison futé, ça aurait changé des girafes au zoo. Ils s’appliquaient, s’impliquaient dans leurs préparatifs comme si cela avait eu une importance vitale. Ce soir-là très occupés à leurs projets, ils ne souciaient pas du tout de nous. Cela pouvait comporter quelques avantages. Ils avaient déjà emballé nos affaires, nos devoirs de vacances, nos jeux. Alors en parallèle du dîner, manger ne m’intéressait pas du tout, on avait joué à cache-cache, mais pas de façon traditionnelle, l’appartement étant trop petit, mais on jouait à cacher un objet que les autres doivent retrouver. En chauffant, brûlant ou refroidissant.
Une grille en fer forgé haute d’environ un mètre, peinte d’une teinte sombre, séparait le séjour du couloir de l’appartement. Au fond la chambre des enfants avec le lit superposé à un autre. Dans chaque pièce, les fenêtres formaient une ligne horizontale par laquelle on voyait plus le ciel que la ville. Là il faisait nuit, je finissais les uns après les autres les restants de champagne. Sylvie et Hervé dans leur chambre.
J’étais excitée à l’idée de partir. Je m’ennuyais souvent étant enfant. Même durant les congés scolaires, à l’époque ils duraient presque 3 mois. Je ne voyais pas mes copines. On s’envoyait des cartes postales, c’est tout, c’est peu, c’est insuffisant pour s’amuser. Je ne m’amusais pas trop. J’espérais grandir vite, mais ne savais comment procéder pour. J’attendais. L’enfance ne me plaisait pas tant que ça mais elle ne passait pas.
Cet été-là ce furent les Hautes Alpes. Montagne pour nos deux familles. L’air pur nous ferait du bien, à nous qui habitions en ville. Petites balades, pique-niques, baignades au lac, luge sur herbe. Morzine. On ne connaissait pas. Ils avaient parlé de grands sapins, de rivières vertes et de chemins escarpés, qu’ils nous avaient bien vendus. Je ne savais pas ce qu’était un chemin escarpé. Peut-être ressemblent-ils à des escarpins, comme nos mères en portaient si souvent, avec leur robe moulante et leur chignon banane.
Je ne voulais pas dormir. Je voulais arriver plus vite, les heures, ou plutôt les virages, en voiture me rendant malade. On était trop chargé pour se déplacer en train, et puis durant ces années-là tout le monde se déplaçait en voiture pour partir en vacances. Je n’avais jamais pris l’avion. Un baptême de l’air m’avait été promis pour mes 8 ans. Pourtant j’aurais rêvé d’aller à Morzine emportée directement sous, ou sur, l’aile d’un pigeon voyageur. Les planeurs, à l’époque, je ne connaissais pas, comme tant d’autres choses. Je n’étais pas grande et mon expérience du monde encore moins.
Mais où étaient passés nos parents durant tout ce temps où je buvais du champagne. Je crois même que je m’étais resservie, car la bouteille, dans le seau publicitaire pour Moët et Chandon où des glaçons avaient fondu, n’avait pas été complètement terminée ou bien ils en avaient ouverte une seconde pour accompagner le dessert. Étaient-ils partis à la cave pour chercher un canot pneumatique, dans la salle de bain pour vérifier le contenu de la trousse de secours, dans le parking pour monter la galerie sur la voiture ou chez un voisin pour une dernière chose? Mais où étaient, pendant que je buvais, mes copains Sylvie et Hervé ? S’étaient ils endormis dans leur lit ou cherchaient-ils toujours l’objet (bien) caché ?
J’étais seule dans le salon avec les bulles de champagne, et ça me convenait très bien. En sécurité, mais seule, à faire ce que je voulais, boire du champagne chaud en l’occurrence. Et puis soudain, entrés par je ne sais où, les visages de ma mère et d’Annie se sont trouvés à quelques centimes du mien Un peu hilare. Un peu alcoolisée, j’ai souri, elles moins, l’humour n’était pas leur fort. Il est vrai qu’elles avaient fort à faire avec tous ces préparatifs, en plus des taches domestiques, de leurs activités professionnelles, des enfants à gérer. Et là, elles ne m’avaient pas gérée. Elles se sont vite aperçues que j’avais bu. Je ne fus pas punie. Je dus seulement aller me coucher vite fait. Au lit pour de vrai cette fois-ci. Et les pères, ailleurs, toujours occupés, par le lendemain.
Et le lendemain très tôt on est tous partis pour Morzine, et en plus d’être, comme d’habitude malade à l’arrière de la voiture, j’avais l’impression d’avoir la tête comme un ballon. D’ailleurs le surlendemain, j’ai constaté qu’ils l’avaient oublié, mon ballon.
Toute cette histoire est évidemment une histoire.
Merci Pascale pour cette super histoire !