Sens la vie dans ton oreille, toi qui marches devant moi dans cette rue parisienne. Sens que tu es suivi, s’il te plait. Sens les vibrations de mes pas similaires aux tiens. Ça me plairait que. Ça se sent en général ce genre de choses. Je ne suis pas une professionnelle. Pas payée. Le désir de te suivre, m’a saisie, comme ça, pour rien, aujourd’hui. De te suivre toi et pas un autre. Tu es l’inconnu qu’il me faut. Ne me demande pas ce que je vais faire de toi. Je ne sais pas ce que tu pourrais faire de moi dans ce que tu vas faire, dans ce vers quoi tu te diriges. Tu vas travailler peut-être. Tu as le pas décidé d’un homme sachant où il va. Moi je n’ai aucune idée de là où tu vas, de où je vais avec toi. Et alors. Avance. Écoute. Comment peux-tu ne pas percevoir que tu es suivi? Même arrêté au feu rouge, bloqué, par le trafic des véhicules, tu n’as pas repéré ma silhouette toujours là, à quelques pas derrière, parfois même presque à tes côtés. Mon allure singulière ignorée par toit dans cette grande ville où on croise toutes sortes de gens debout, ou pas. Tu n’as pas senti mon parfum, tu n’as pas entendu mon silence. Parce que les gens parlent beaucoup dans la ville. As-tu remarqué ? Même les solitaires, un casque sur les oreilles, parlent à leur téléphone. Je veux dire à d’autres personnes au téléphone. Il y a plein de voix dans les rues. Mais toi entends-tu les vibrations de la ville, cet ensemble de tempos sourds, lourds dont les cris des enfants auraient été écartés ? S’il te plait, distingue le son de mes pas dans les tiens. Je les ai calqué dans les tiens, enfin je ne marche pas dans tes traces, il ne faut pas exagérer. Mais toi que fait-tu toi de la légèreté de l’été enfin arrivé. Tu n’en fais rien de l’été? Comment peux-tu être aussi sourd à ton environnement ? Vis-tu dans un bureau à air conditionné et lumière artificielle, pour être aussi insensible à ce qui se passe, enfin à ce qui pourrait se passer. Pas encore sensible ? Le seras-tu comme tu l’as été avant d’être si grand. Tu prends les rues à angle droit, tu les prends comme on se saisit de choses importantes, quand on est important. Tu me fais penser à un escargot. Tu marches presque vite pourtant. Sans spirale, mais tu me fais tout de même penser à un escargot. Maintenant tu accélères le rythme. Arriverais-tu à un point crucial de ton trajet ? Non, s’il te plait, ne hèle pas un taxi, ne prends pas un autobus Boulevard Saint-Germain, ne descends pas dans une bouche de métro. Non. Trop bruyant ce Boulevard pour s’entendre. Écoute s’il te plait, écoute ce que je te dis. Si doucement. Maintenant tu traverses le Pont au Change, sans même jeter un œil sur la Seine. Pourtant. Où vas-tu ainsi ? Que fais-tu ici ? Que fait-on là tous les deux, même si tu ne me connais pas encore. J’en sais plus sur toi que toi sur moi, même si je ne vois de toi que ton dos un peu vouté. Un peu seulement, comme celui d’Alberto Giacometti, sur une photo rue d’Alésia, même si c’est ta propre manière de marcher, d’avancer, de monter une marche de trottoir. Un peu vouté. Elle est là ta souffrance ? Une silhouette mince déjà un peu voutée. C’est peut-être cela qui m’a décidé à te choisir, toi, plus qu’un autre dans la ville ensoleillée en ce jour d’été. J’attendais et tu es passé. Je t’ai suivi. Au début, j’ai cru à une manière de voir la ville avec d’autres yeux, les tiens, d’autres habitudes, les tiennes. D’autres chemins que les miens. Où me mènes-tu ? On croirait presque que toi aussi tu ne fais que marcher dans la ville, et soudain l’idée que toi aussi tu puisses suivre quelqu’un dans ces rues, ces boulevards, ces quais. Qui suis-tu ? Cela dure depuis déjà, que toi et moi nous marchons ensemble. Sens-tu mon cœur s’emballer, s’essouffler comme le tien lorsque tu montes la rue de la Montagne Sainte-Geneviève. Tu veux m’épuiser. Je vais arrêter là tu me fatigues. Tu vas au Panthéon ? Non, tu franchis le porche du Lycée Henri IV et tu me laisses là. Tu ne t’es même pas retourné. Je suis restée là, déçue comme une lycéenne trompée par la femme superbe de son prof adulé. Alors j’ai moi aussi mis de la musique à fond dans mes écouteurs pour sentir la vie dans mon cœur.
La Suiveuse s’est rattrapée in extremis par les oreilles. Ce n’est déjà pas si mal. Elle aurait pu se cogner à un mur ou à un lampadaire éteint. J’aime beaucoup ce texte que j’imagine comme un ballet avec sujets séparés qui se suivent sans se ressembler, une sorte de marche intrépide que le Désir oriente à la sauvette.
Merci de m’avoir suivie
Suivre un inconnu, quelle aventure !
Tu nous le fais bien sentir et comprendre.
Merci Pascale !