La charlotte blanche sur la tête laisse dépasser une mèche de cheveux bruns qui lui barre les yeux et la fait souffler à intervalles réguliers pour s’en dégager, et se donner un peu d’air par la même occasion, pendant que la file d’adolescents avance les yeux exorbités de faim. A la question frites ou brocoli, la réponse invariablement se porte sur les frites et elle remplit les assiettes d’une portion grasse qu’elle tend au-dessus du comptoir en inox et dont un adolescent se saisit précipitamment avant de continuer à faire glisser son plateau vers la fin de la file, l’attention aiguisée par les desserts qui s’annoncent. A ceux qui lui disent toujours bonjour ou lui font un petit sourire, elle ajoute un supplément et un clin d’œil.
Elle essuie les mains d’un garçon de trois ou quatre ans, panse le genou écorché d’une fillette d’une dizaine d’années, avant de leur donner à tous les deux un goûter fait maison. Elle les regarde dévorer leur portion avant de les voir repartir vers les balançoires, là où les attendent les copains d’école. Des enfants qui se ressemblent tous, habits neufs de rentrée et bronzage léger des vacances passées à courir au bord de la mer. Quant à elle, elle est restée ici à faire des ménages chez des amis de ses patrons, impossible de toucher le chômage ou les congés payés, s’appliquant à bien répondre à toutes les exigences demandées, et s’accrochant à la promesse qu’ils lui avaient fait, la reprendre en septembre pour s’occuper de Léo et Jeanne. Depuis que Madame a repris le travail, il faut bien que quelqu’un s’occupe des enfants et même si Madame au début n’était pas vraiment sûre de son choix, elle s’est finalement rendue à l’évidence. Les nourrices noires ont vraiment un don avec les enfants.
Elle astique le miroir où les clients passent et retouchent leur coiffure, rafraîchissent leur visage à leur arrivée en gare. Elle observe leurs silhouettes et imagine leurs destinations. Elle slalome parfois entre les valises posées négligemment et fait des huit avec sa serpillère pour maintenir immaculé le carrelage blanc dont est doté l’espace toilettes de la gare SNCF. A chaque passage, elle inspecte les toilettes, la cuvette, vérifie qu’aucune déjection, poil ou tout autre humeur ne viennent troubler la lente musique distillée par les haut-parleurs. Quand l’un des clients, une femme le plus souvent, lui laisse un pourboire, en sus des 1 euros de droit d’accès déjà réglé à l’entrée, elle le regarde à peine et murmure un rapide “service”, réflexe ancien de cette génération baignée par le dialecte alsacien.