D’abord j’ai imaginé aller à Kandy pour écrire sur Potosi. Mais je crois que cette question là n’était pas la bonne. Pas là. Mais où ? Dans cet enchevêtrement de questions sans hiérarchie, dans ces pistes multiples et inconciliables, dans ces idées à laisser venir et ordonner. Alors là laisser le rythme des mots et accepter la frustration des choix. J’ai choisi. J’ai choisi Kandy et Potosi.
Je n’irai pas revoir Potosi mais les oiseaux noirs. Les millions d’oiseaux noirs de Kandy le soir hurlants, assourdissants au dessus du lac. Ça pourrait être le départ d’une fiction, d’une histoire, d’une narration, ou même d’un document sur cette ville, où Hitchcock aurait pu tourner, sans trucage, et devenir sourd, à cause de leurs cris à ces oiseaux noirs. Et j’aurais pu m’approcher de près, de trop près est-ce possible, des degrés de réalité, ou jouer des effets de réel, ou n’y rien comprendre ou faire comme si. En tous les cas y aller. Avancer dans les rues de la ville, aller dans les mots du texte. Me poser, écrire.
Kandy où j’ai écrit, où j’aurais pu écrire, où j’ai marché, où j’ai observé les rues comme des décors, croisé des corps et des corps. Encore des corps toujours sur lesquels j’aurais pu imaginer des histoires, relater des quotidiens. J’aurais pu aller à Kandy écrire et repenser à Potosi, en Bolivie, où je vis, où j’ai vécu et ne suis plus. Où je n’ai pas écrit, où j’ai écrit, où je n’ai pas vécu, où je suis allée ou ne suis jamais allée. Allez savoir. Et raconter ce que j’ai vu, vécu. Comment j’y ai été malade, et comment je suis restée dans ma chambre sans rien voir, à boire de l’eau, à attendre la suite.
Quand on écrit, on attend le surgissement de l’impossible, l’expression de l’impensable. On attend tout, tout ce qui vient, tout ce qui pourrait venir. Tout l’univers, les univers et le reste. Que tout surgisse, mais pas trop vite pour que chaque mot puisse suivre l’autre sur la ligne. On n’écrit pas sur une partition d’orchestre avec plein de portées, de notes synchrones. À Potosi il y a des chorales, un historique, une histoire sociale, une histoire dramatique, de domination, de mort, trop de morts dans les mines, mais la raccorder avec quel niveau de fiction. Et encore toujours et partout ce curseur à régler, entre les voix imaginaires et les autres, pour ne pas être assourdissant. Toujours chercher, décider une arborescence entre les histoires mineures et les majeures, les noms et les anonymes, et accepter les bifurcations, et les oiseaux noirs qui empêchent de dormir à cause de leurs cris. Trop de bruit. Trop de bruits parasites dans ma tête, dans ma tête à Potosi à plus de 4000 mètres d’altitude, ma tête qui va exploser parce que 4000 mots/ minute c’est trop. J’ai vu les hommes ivres, les couleurs vives des tissus rayés des femmes et les couleurs de tout, alors que l’argent, l’argent des mines n’en a pas. Le blanc de l’argent des mines de Potosi et les ailes noirs de corbeaux de Kandy, je suis entre, et partout ailleurs, je suis entre.
Comment j’ai pu écrire à Kandy dans cette ville au lac sombre, où je n’ai pas croisé un seul moine bouddhiste, un seul éveillé. À Potosi il n’y a pas de moine, il sont morts nés sans doute, il y a des croyances et des croyantes, nombreuses. Près de l’Université les étudiants revendent leurs livres et jouent au baby-foot, juste à côté de fœtus de lamas dans des bocaux. À vendre aussi. Comment Potosi m’a permis de faire ce texte-ci et pourquoi ne pas retourner à Kandy écrire sur Potosi ou découvrir Potosi et écrire sur Kandy.