Dans ma ville noire, dans une nuit noire, je marche dans tous les noirs. Les ombres sombres presque noires, sur le trottoir pas vraiment noir, plutôt gris foncé, très foncé surtout entre les interstices des pavés carrés irréguliers. Là où quelques herbes sauvages ont sombré dans la nuit, leur chlorophylle s’est refermée, endeuillée. Le vert foncée de leur tige s’est calfeutré, dissimulé dans les noirs de la nuit. Toute une gamme de noirs sur le trottoir de la ville noire. Et sur les murs de crépis clair le jour, devenu d’un beige noir, d’un noir clair, d’un entre noir et clair, pas d’un clair obscur, non, mais d’un noir pas noir du tout, malgré tout. Pas comme le noir du papier photo argentique, lui d’un noir absolu, total. Absolument noir de noir. Noir. Et encore ces murs avec leurs aspérités superficielles et leurs profondes entailles où peu de lumière pénètre, ce relief où le noir se cogne, se heurte et s’éclaircit plus ou moins, cherche sa place et repart vers d’autres parties d’ombres plus profondes, plus mates, plus étales. Des maisons, des volets noirs bruns, avec parfois quelques zones de peinture écaillée, d’où apparaît sur le bois, des noirs plus doux, plus anciens, plus usés. Fatigués d’être manipulés, touchés les noirs. Les rebords des fenêtres des maisons sans lumière, sans vie, sans teinte, sans noir vraiment.
Je marche dans la nuit noire, je cherche à sortir du noir. Aucune silhouette noire de corbeau aux plumes si noires, si luisantes mais là les noirceurs d’un tas informe de déchets au coin d’une rue, des objets au rebus, un sac de cuir noir, croute déchirée, presque bleutée, noir marbré, selon le peu de lumière lunaire qui éclaire, peu, cette rue noire. Un nuage passe plus de noirs sur le relief incertain de ce tas d’ordures sauvages d’où s’écoule vers le caniveau un liquide huileux noir brillant aux reflets jaunâtres, verdâtres, moirés, nacrés presque. Envie de lécher cette brillance, cette belle mare noire, si ce n’est que. Là une poubelle de plastique noir souple, solide et rigide. Le noir mou moins noir que celui du bitume goudronné du sol, malgré ses trous, ses bosses, ses lambeaux rapiécés. Goudron profondément sombre, noir sans gris mais usé par le passage des pneus noirs. Caoutchouc noir. Et encore le noir de la terre nue soulevée par les racines d’un arbre, les racines échappées sur le trottoir, un peu de terre noire rougeâtre de ville, comme une poussière de terre sombre, gris sombre, brun chaud d’un agglomérat émietté dans la nuit. Éclaté, explosé le trottoir noir par la force des racines de l’arbre citadin. Non aucun chat noir ne passe dans la rue noire, dans ma ville noire. Je quitte les noirs de ma ville noire pour entrer dans le noir du sommeil. Pas noir. Non pas noir. Surtout pas noir.
Très belles variations sur les noirs !
Merci !