Une nouvelle proposition. Quelque chose de plus resserré que mon histoire de musée enseveli précédente . Un souvenir associé à une époque située dans les années 80. 84, 85 ? Plutôt 85, j’avais deux jobs, la journée à Bobigny, chez C2I, le soir place vendôme, chez Ibm, juste dans l’angle à gauche du Ritz. Rien que ces quelques indications méritent d’être plus creusées.
J’habitais à l’étage d’un immeuble de briques juste devant le supermarché dont j’ai perdu le nom. Flemme d’aller rechercher, et quelle importance ? C’est même plutôt douloureux de revenir dans tout ça. L’appartement se compose de deux pièces, dans l’une d’elle mon laboratoire photographique. Je crois que j’y ai mis mon matelas aussi à même le sol. Dans l’autre pièce, j’y allais peu, j’avais eu la lubie de repeindre le plafond avec une laque rouge brillante, sans doute avais je trouvé une promo, de toutes façons le plafond d’avant me sortait par les yeux. Mais cette laque rouge ce n’était vraiment pas une bonne idée. Pas beaucoup de meubles, j’avais l’habitude de ne pas rester longtemps dans les lieux. Un autre matelas type futon au cas où. Une petite table, une étagère pour placer mes bouquins. Une guitare folk, une copie d’Epiphone qui sonnait plutôt bien. Pas grand chose de plus, peut être une radio, pour écouter quelques émissions littéraires, souvent la nuit ? Lesquelles… sais plus. Les noms s’effacent comme les jingle, Weinstein, Didier, ça me revient. Mais sans assiduité, ou d’une oreille distraite souvent quand je tirais mes négatifs noirs et blancs. Des cuvettes, grandes en plastique épais, grises, des bouteilles un peu partout des produits chimiques, révélateur, fixatif, Anselm Adams et son zone Système m’obsédaient pas mal, sauf que mon Yellowstone c’était les usines, les rues grises, les quais, le petit pont qui rejoint un autre quai avec de grands peupliers plantés raides comme des I. Les ballades avec le Leica en bandoulière, juste un 35 mm. Pas de pile pas de moteur pas de miroir. D’occase et en plus en refourguant tous les Nikon. J’en avais marre déjà de croupir ici. Je voulais partir loin, des années que j’y pensais, m’inventais des projets, trouvais tout un tas d’excuses.
Deux boulots pour faire un pécule et partir, avant ce poste de gardien de nuit je ne savais pas encore quelle destination. C’est la rencontre avec les deux iraniens que j’avais comme collègues la nuit qui m’a donné l’idée, c’était soudain évident. Partir en Iran. Ils m’ont appris à parler plutôt convenablement le Farsi.de mon côté j’étais soutien en Français, et tandis qu’on ânonnait des phrases eux de Baudelaire, Rimbaud, moi de d’Afez ou de Rahyam, on jouait aux échecs, bla bla bla toute la nuit et trois fois la ronde à faire chacun son tour.
Je montais direct en haut de l’immeuble, l’étage des huiles. Feutré, une odeur de vieux cuir, et un je ne sais quoi qui respirait l’opulence, j’avais découvert un bureau qui possédait une sorte d’office, avec une machine à café du type Nespresso. Quelque chose dans le genre, mais le goût du café volé dépasse de beaucoup ceux de cette marque actuelle. C’était un acte de résistance, et d’une sournoiserie qui m’avait flanqué le vertige la première fois. Ma tasse à la main j’allais m’installer dans le fauteuil du boss ultime. Rotation à 90 ° pour me trouver face à l’œil de bœuf. Je regardais la place, les devantures des bijoutiers qui semblaient couver la colonne centrale comme un symbole du luxe. Les voitures traversaient de plus en plus rares au fur et à mesure qu’on avançait dans la nuit. Je regardais aussi les fenêtres du Ritz, tentais de deviner ce qui pouvait se produire comme comédies et drames à l’intérieur. Des bagnoles de luxe stoppaient devant l’entrée de l’hôtel et un loufiat attrapait les clefs pour aller les garer dans un lieu inaccessible au péquin moyen.
Au bout d’une demie heure je me relevais, cette sorte d’hypnose me suffisait alors pour être en forme, et je pouvais entreprendre de faire ma ronde, en descendant d’étage en étage, inspectant le moindre recoin. Plus on descendait plus on pouvait comprendre la hiérarchie de la boîte. Pas les mêmes revues sur les tables basses, pas le même type de fleurs dans les vases, et pas les mêmes meubles ni même l’agencement. Plus on descendait plus on comprenait, les toilettes non plus n’offrait pas la même douceur de pq, plus on descendait plus on tombait sur du rêche de l’inconfortable. Jusqu’à parvenir enfin au Rez de Chaussée où je ne me souviens pas d’avoir été chier une seul fois.
Je ne voyais plus grand monde de mes amis, mais ça ne me gênait pas plus que ça, et puis peu, voir personne, n’aurait compris cette histoire de double job, de partir en Asie, j’étais seul et focus sur mon projet, ça ne me gênait pas au contraire, le moindre doute émis m’aurait sûrement anéanti.
J’ai fait l’impasse sur les transports , la ligne Balard Créteil, sa lumière glauque, son atmosphère mortifère autant aux heures de pointe, qu’à l’heure où les femmes de ménage démarrent leur turbin, impasse aussi sur le voyage interminable depuis La Villette jusqu’à Istamboul.
Pas de description du quartier des diamantaires non plus, il y a comme une urgence soudain à retrouver les escaliers que je cherche depuis le début de ce texte. Et m’y revoici enfin, dans cette crypte très peu éclairée, ou j’avais espéré descendre et me retrouver quelques instants devant Méduse tout au fond de la citerne basilique.
Méduse désormais devenu le symbole d’une paralysie du souvenir, d’une amnésie qui va crescendo.
,
Ben rien à dire. A part peut-on réussir la proposition mieux que cela ? Vraiment admirative. Cette description du réel avec ce quelque chose qui dérape, dérange, commence à se déglinguer. Bravo.
Merci Anne, suis encore dubitatif quant à savoir si je colle ou pas à l’idée ( aux milles idées) de François. Je m’aperçois en même temps que le dis que je vois ça un peu comme une commande. Parce que j’imagine, et que chaque idée en déclenche encore des paquets d’autres, j’imagine aussi la richesse de tous ces textes allant dans le même sens, pour évoquer une réalité (de la ville) avec une cohérence malgré la différence de chacun.
Et en même temps sensation d’essayer de sortir d’une tasse de lait, de glisser continuellement sur la paroi du bol, et d’y replonger.
Je trouve ce texte magique et hyper concret à la fois, et la fin dans Istamboul à peine esquissée, et le reflet des colonnes sur la photo. J’ai un souvenir très fort dans cette basilique citerne peu éclairée, où j’ai constaté que j’étais pleinement rétablie d’une perte d’équilibre qui me gênait depuis plusieurs mois… l’inverse de la paralysie de ton texte ! Mais c’est surtout la descente physique et hiérarchique des étages qui m’a fascinée.