Déjà la qualité du sol, son toucher, sa plus ou moins forte résistance, son contact avec les pieds nus ou chaussés. Le linoléum du couloir de l’appartement brûle les genoux si on est distrait, ou pressé, en tous cas inattentif. Il enseigne la prudence pour parvenir à la cuisine, tomettes rouge brique dont les joints à force d’être récurés s’amaigrissent, se renfrognent entre les formes hexagonales. Sur celles-ci, près du fourneau la graisse s’est enfoncée irrécupérable, indécrottable, à moins d’avoir accès à des secrets d’alchimiste. De toutes façons il est interdit de trainer là à quatre pattes, trop dangereux. Dans la salle à manger les tapis posés à même le plancher de chêne amortissent les pas, amortissent la vie en général qui se déroule entre les quatre murs de cette pièce, uniquement. Parfois on peut déplacer légèrement la table, les marques laissées sur le tapis c’est la trace, on y passe le doigt pour sentir le contour, le périmètre velu d’une excavation large comme une pièce de 5 francs. Sous le tapis, la fraicheur du bois, on peut rester comme ça un moment pour reprendre de l’énergie, du calme , se recharger la paume à plat sur une latte.
Retour vers le couloir, prudence, se diriger tranquillement vers la salle de bain à droite au bout du couloir. les fesses au fond de la baignoire ensuite, douche ou bain ça ne change pas grand chose, le fond de la baignoire reste dur. Ne pas glisser sur le carrelage, s’essuyer les pieds, l’un après l’autre en se retenant à bord de la baignoire pour ne pas perdre l’équilibre et se retrouver à plat ventre. Plusieurs fois déjà c’est arrivé, le carrelage est assez froid mais les joints sont increvables.
retraverser le couloir, un mètre ou deux, puis parvenir au contact du plancher de la chambre. s’habiller. Pour enfiler un slip c’est une jambe après l’autre en se tenant sur le pied de lit sinon perte d’équilibre, étalement de son long sur le bois dur, qui grince, ou chante selon l’oreille que l’on décide d’avoir à ce moment là.
Sortir de l’appartement. Tapis rouge qui s’étend depuis la porte d’entrée et courre tout en bas des escaliers, ne pas se prendre les pieds dans le tapis rouge, à la troisième marche en partant du palier la tige dorée qui est sensée maintenir la tension du velours est dévissée, ce qui crée une poche, du mou, très suspecte fort heureusement, on se méfie et on passe le cap doucement en se tenant bien à la rampe.
en bas, sept étages plus bas, un autre tapis sur un sol carrelé, pas le même rouge. Un rouge plus grossier, un rouge de tous les jours sur lequel on peut marcher avec les chaussures sales, mouillées ça importe peu.
Porte d’entrée de l’immeuble, en bas un joint avec des poils pour amortir le bruit quand elle se referme. Le trottoir, vieux, ridé, fissuré, avec même quelques cloques quand il fait très chaud, gris mais avec des nuances intéressantes.
Caniveau ensuite, si par chance les employés de la voirie on ouvert la vanne, l’eau s’écoule ici, elle se rue et brille, captive les yeux, fait rêver à des soldats de plomb, des barques en papier.
Ensuite les pavés rangés en demi cercles, des centaines, des milliers, glissants eux aussi les jours de pluie, neutres quand il faut beau. a moins qu’on les déterre pour chercher la plage dessous, qu’on s’en serve de munitions les jours de barricade.
Mais les pneus au contact des pavés, une chienlit de soubresauts, et qui dure parfois fait mal au cul dans la camionnette , si on décide d’aller depuis la rue Jobbé Duval au boulevard Brune.
boulevard Brune, trottoirs à nouveau, sols jonchés d’épluchures de toutes sortes, et de lambeaux de viande, d’os, de pétales de fleurs de têtes de poissons coupées. tout ça nettoyé au jet après quand on remballe par les éboueurs. La luisance du sol mouillé quand le jet est passé, que tout est propre comme un sou neuf. Propre mais des gens fouillent encore dans les cageots en pile pas encore emportés. Oranges pourries et autres fruits talés ramassés aussi à même le sol en urgence parce que la propreté n’attend pas jusqu’à la saint glin glin tout de même.
Des années plus tard après des va et viens la même ville, y marcher à nouveau, après le renoncement de se trainer à genoux. Des kilomètres de rues avalées, sans oublier son bagage à porter, de quartier en quartier, de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, avec ou sans confort. Dans le 15 ème des pèlerinages répétés, voir tomber les bâtiments peu à peu, les gravats joncher les sols, et des jardins que l’on replante, Le parc Georges Brassens et son marché aux livres le week-end, une trace de l’ancienne criée, le souvenir des abattoirs de Vaugirard. Du sable et des petits cailloux ici ont remplacé les pavés, et des plantes, de l’herbe, des arbres qui plongent leurs racines dans un passé que presque tout le monde a oublié.
Le bruit des pas est différent la nuit du jour. On marche et l’écho est démultiplié comme la solitude l’est aussi. En pleine journée le bruit dune chaise en fer que l’on tire pour se ranger à l’ombre et lire, pas loin du bassin, au jardin du Luxembourg. Le soir on marche sur du plat, des montées et des descentes, on s’élève et on s’affaisse de la même façon qu’on marche la plupart du temps, on est assujetti au relief comme on l’est au climat quand personne ne nous attend.
La ville entière mille fois marchée dans une errance obstinée, traversée dans tous les sens, aller et retour, tentative d »évasion par la répétition, le tournis des derviches.
On peut aussi parler des chaussures, de leur qualité s’accordant au prix qu’on peut y mettre. A la douleur que tout ça crée dans la progression, comme s’il fallait encore ajouter de la peine à la peine pour aller jusqu’au bout de celle-ci.
S’asseoir alors sur un banc public à contempler la Seine, la nuit. Souvent la nuit. Après le tohu bohu de la journée écouter le bruit de la ville le cul posé sur la pierre du quai, et ne percevoir plus que du murmure.
Puis une fois reposé, repartir encore, tout retraverser encore une fois, la seine, l’abord des gares, les avenues, les rues, les ruelles et gravir l’escalier interminable qui mène à un chez soi provisoire et précaire.
La marche apprend beaucoup à penser. Quand j’étais plus jeune j’étais romantique, mon errance ressemblait à celle de tous ces fantômes de poètes d’écrivains qui déambulaient eux aussi dans cette ville. Je m’étais calé sur leurs pas, avait épousé leur mal être , çà me conduisait au père Lachaise ou au Château des Brouillards sans même m’en rendre compte.
C’est durant la grande grève des transports en commun, je ne me souviens plus bien de l’année, surement 95 car ensuite j’ai déménagé pour la banlieue, que j’ai revisité mes idées sur la marche et l’errance.
J’avais une piaule à Clignancourt et je travaillais à Montrouge, une heure et demie de marche matin et soir ça oblige à autre chose que du romantisme. Et j’y ai pris gout, mes pensées se sont affinées sur tout un tas de sujets. Quand j’ai quitté les lieux j’ai récuré le sol et les murs je m’en souviens très bien. C’était comme nettoyer quelque chose en profondeur, un peu comme ces éboueurs après la gabegie des marchés, j’ai quitté les lieux comme ça en faisant place nette.
Puis ensuite j'ai marché en campagne, en forêt c'était autre chose et je n'en ai jamais éprouvé vraiment de vrai regret.
C'est comme si j'avais marché beaucoup énormément dans une illusion pour en faire le tour, une illusion de la ville, comme on marche dans une crotte, pied droit, pied gauche je ne sais jamais lequel porte bonheur, et je m'en fiche.