Un immeuble parisien, douzième arrondissement. Très tôt le matin. Nous sommes au printemps, Le ciel commence à peine à s’éclairer. Bleu sombre, profond, parsemé de trouées pastelles, Prusse. Les oiseaux s’éveillent. Mon frère et moi, 18 et 20 ans, avons travaillé toute la nuit à poncer le parquet du nouvel appartement qu’il va occuper, juste au dessous des chambres de bonnes auxquelles nous étions, jusqu’à alors habitués. C’est un deux pièces qui se trouve au sixième et avant dernier étage d’un immeuble dix neuvième: plancher de chêne, hautes fenêtres : deux, une pour chaque pièce, que nous avons ouvertes, arabesques en volutes des balcons. Caillebotte. En face, sur le trottoir opposé de l’étroite rue Élisa Lemonnier, un immeuble des années soixante dix. Béton et fer, grandes baies vitrées à chaque étages, tirées d’épais rideaux, pour l’heure. Au balcon, fatigués par notre nuit de veille, en peu éméchés par le vin, nous regardons le ciel puis l’immeuble qui nous fait face. Nous avons passé chacun une chemise, blanche, par hasard, pour nous protéger de la petite brise matinale. A six heures, les rideaux commencent à s’ouvrir, les lumières électriques s’allument, une ici, l’autre là. Comme un décor de théâtre, apparaissent les intérieurs, aménagés selon le goût de chaque occupant mais répondants d’un même plan de disposition : un salon, plutôt vaste, donnant sur une cuisine ouverte. Dans le mur du fond, une porte ouvrant sur ce qui doit être une chambre. Dans le prolongement de la cuisine, un vestibule avec, au bout, la porte d’entrée. L’appartement qui fait face au notre, très légèrement en contrebas, s’allume à son tour. Puis un autre, deux étages au dessous, puis encore un autre, tous disposés semblablement. Les rideaux coulissent, souplement, de toute évidence actionnés par un système électrique. La vie s’éveille. Engourdis dans un doux sentiment d’oisiveté et de fatigue après une longue nuit de travail, l’idée nous vient alors d’une blague mi Kafka mi Tati : Nous allons rester là, sur le balcon, les bras croisés, sans bouger et observer les réactions des habitants de l’appartement d’ en face à cette étrange apparition. L’homme qui a actionné l’interrupteur ouvreur de rideaux se dirige d’un pas mal réveillé vers la cuisine. Il est vêtu d’un peignoir, les cheveux ébouriffés. Pour l’instant, il n’a pas remarqué les deux drôles d’oiseaux, perchés sur le balcon d’en face. Il actionne la machine à café, prends deux bols dans un petit meuble au dessus de l’évier et se retourne vers la cuisine. Son œil a glissé vers la fenêtre et l’on sent, au raidissement de son corps, qu’il a perçu quelque chose d’inhabituel dans le décor. Discrètement, il lève le regard : Deux types, impassibles et immobiles, vêtus de chemises blanches et pantalons noirs, les bras croisés, l’observent depuis l’autre côté de la rue. Il se détourne et va chercher des aliments pensant certainement que cette vision aura disparu à son retour. Après tout, il n’y a rien de fondamentalement anormal à ce que deux personnes prennent le frais au balcon de leur appartement. A son retour, nous sommes toujours là. Il s’active alors un peu plus nerveusement. Son regard glisse sur nous et repart à intervalles rapprochés. Il souhaite prendre la mesure de la situation. Voyant que nous ne bougeons toujours pas, il décide de se retirer derrière la porte qui donne sur la chambre et en revient quelques minutes plus tard. Il est accompagné de sa femme. Nous imaginons le dialogue : « Chérie, il y a deux types, les bras croisés, habillés pareils l’un et l’autre qui regardent fixement devant eux, juste en face de chez nous, dans le salon. » Et nous imaginons la tête de son épouse, écoutant son mari lui adresser cette phrase surréaliste, onirique, magritienne, au sortir du sommeil. Lorsqu’ils reparaissent dans le salon, la dame lance un regard discret vers la baie vitrée. Ce que lui a raconté son mari est confirmé. Comme en un accord tacite, ils se dirigent vers la table de la cuisine et entament le petit déjeuner, feignant de n’avoir pas conscience de notre présence. Un temps passe durant lequel nous éprouvons un certain mal à conserver notre sérieux puis, la dame quitte la pièce. Le mari nous regarde alors à nouveau et cette fois, décide d’agir: Il ouvre les bras et fronce les sourcils comme pour nous questionner de façon accusative. Nous ne bougeons pas un muscle. Sa femme reparaît, elle est habillée et porte un sac à main. Elle regarde sa montre, embrasse son mari et sort, lui ayant certainement dit de ne pas prendre trop à cœur l’incongruité qui se déroule en face de leurs fenêtres. Mais l’homme ne peut s’y résoudre. Nous sentons qu’il s’énerve, ses mouvements deviennent brusques , il se rapproche de la fenêtre et nous fixe du regard. Nous restons impassibles. Il ouvre la fenêtre et c’est alors que son cri retentit dans le silence de la petite rue : « QUOI ?! » s’exclame t’il. Nous ne bougeons toujours pas. D’un grand geste de la main signifiant la lassitude, il rente dans le salon, ferme la fenêtre et disparaît dans la chambre. Lorsqu’il en ressort, il est vêtu d’un costume, prêt à sortir. Devant sa porte d’entrée, il se retourne une dernière fois vers nous, pointant un doigt sur sa tempe, comme pour nous dire que nous sommes fous. Ou bien est ce la situation qui est folle et donc peut être lui même qui voit des choses étranges de sa fenêtre? La porte se referme derrière lui. L’appartement est vide à présent. Nous restons à la fenêtre. Il y a sept étages dans l’immeuble que nous regardons. Avec l’ascenseur, la descente devrait prendre à peine quelques petites minutes. Nous attendons. Au moment où l’homme apparaît sur le pas de la porte et met le pied dans la rue, il ne peut s’empêcher d’un ultime questionnement. Sa tête pivote sur son cou, ses yeux filent jusqu’à nous. Cette fois, les deux silhouette ont changé de position : elles le regardent, lui et personne d’autre, fixement. Il s’éloigne en brandissant le poing. Ne pouvant plus nous retenir, nous éclatons de rire. On est pas sérieux quand on a 17, 18, 19, 20 ans et Paris est une ville pleine de surprises.
Bonjour Laurent
Quand l’enlèvement de façade devient cocassement intrusif… C’est drôle !
Merci pour ce texte.