Une raffinerie de pétrole dans la banlieue d’une grande ville, une grande tour de distillation haute de 80 mètres, d’autres colonnes de distillation sous vide annexes, plusieurs cheminées dont une, la plus grande, laisse échapper un large et dense panache de fumée blanche dans le ciel surplombant un réseau de tuyaux et de grands réservoirs circulaires destinées à stocker les hydrocarbures : l’immense château-fort apparaît lorsque la lumière faiblit et que le sommeil commence à peser dans les paupières, les murailles abritent des chevaliers en armure dont on peut distinguer les éclats comme autant de lucioles entre les crénelures sous l’immense plume blanche d’un oiseau géant accrochée au sommet de la plus haute tour en emplissant le ciel de sa majesté, assurant ainsi sa protection contre les forces les plus noires que la nuit envoie à l’assaut de la forteresse.
À Marseille, sur une plaque commémorative disposée sur la place du Général-de-Gaulle, en bas de La Canebière devant le Palais de la Bourse et un manège de chevaux en bois, on peut lire cette inscription « Ici sont tombés pour la paix et la liberté, le roi preux Alexandre 1er de Yougoslavie, ami de Marseille et de la France, et le président Louis Barthou, ministre des affaires étrangères, 9 octobre 1934 » : ce jour, le roi yougoslave succombe sous les coups de feu tirés par le nationaliste bulgare, Vlado Černozemski, lequel meurt aussi sous les coups de sabre d’un général à cheval, tandis que le ministre français essuie un tir fatal de la police et que quatre spectateurs perdent aussi la vie, entraînant une crise diplomatique qui a failli faire basculer l’Europe dans la guerre avant l’heure et qui perdure aujourd’hui dans un mystère resté opaque quant aux véritables commanditaires de cet attentat.
À Pékin, dans la cour numéro 6 de la zone de Qingshuiyuan, dans la rue rue nord de Dongzhimen Wai, se trouve un bâtiment qu’il est bien difficile de distinguer de ceux qui l’entourent, surtout si vous ne lisez pas le chinois pour savoir où vous vous trouvez : le musée du réseau d’eau potable de Pékin propose en exposition 130 objets, 110 photos ainsi que 40 maquettes et commémore l’arrivée de l’eau potable dans les foyers de la capitale chinoise, sauf que cette réalité n’existe toujours pas, cet étrange lieu étant l’un des fruits de la volonté politique du pays d’ouvrir quantité de musées au début des années 2000 à Pékin afin d’attirer les touristes comme en témoigne cette très hasardeuse traduction en anglais sous les idéogrammes chinois sur la porte des toilettes réservées aux handicapés « Deformed man end place », les premiers mots sans nul doute d’un formidable roman qu’il reste à écrire.
En Russie, dans la péninsule de Kola située dans le nord-ouest de l’oblast de Mourmansk, au beau milieu de la toundra, se trouve un tour carrée haute d’une vingtaine de mètres au pied de laquelle on devine les ruines de plusieurs bâtiments : le forage sg3, aussi appelé Кольская сверхглубокая скважина a débuté en 1970, a longtemps été le forage le plus profond du monde avec ses 12 262 mètres et a été abandonné en 1989 à cause de la fin de la guerre froide puisqu’il devait être l’un des étendards de la supériorité soviétique sur les États-Unis (au même titre que la conquête spatiale) en s’approchant au plus près de la zone de discontinuité de Mohorovicic, à 30 kilomètres de profondeur, limite entre la croûte terrestre et le manteau mais il n’est plus aujourd’hui que cette tour carrée plantée au beau milieu de la toundra dans la péninsule de Kola située dans le nord-ouest de l’oblast de Mourmansk.
À Marseille, au 174 de la Corniche du Président-John-Fitzgerald-Kennedy, une maison avec une porte d’entrée rouge et un étrange petit bâtiment cubique se tiennent sur un piton rocheux, entourés d’un petit mur d’enceinte et d’une grille pas plus haute que la taille d’un homme, pendant que six ou sept mètres plus bas, la mer lèche les rochers blancs de calcaire : le marégraphe de Marseille servait à l’origine, à la fin du XIXème siècle, à fixer les altitudes françaises continentales mais mesure depuis quelques années les effets du changement climatique comme l’élévation du niveau moyen des mers, il était l’instrument de mesure de l’inaliénable, de l’inaltérable, de la valeur étalon, il est devenu celui de l’impact de l’activité humaine sur notre planète, de sa transformation, certains disent de la folie des hommes, d’autres du progrès perpétuel.
Un carré d’environ un hectare riche d’arbres de toutes tailles et de toutes essences, probablement tout ce que la planète compte de plantes ligneuses, à de rares exceptions près, au milieu d’une forêt primaire au plus loin de toute activité humaine : lorsque le premier quartier de lune joue de son sourire et que Vénus se pare de vert et de cuivre, les esprits des arbres, ceux-là que Noé le marin a délaissés lorsqu’il a rejoint son arche, tiennent conciles sous terre dans le grand enchevêtrement des racines et de la terre nourricière, pour décider de l’avenir des hommes, des rêveurs et des poètes, mais nul ne sait ce qu’ils se disent puisque personne ne les a jamais vus, entendus, sentis, imaginés, même vous qui êtes en train de lire ces quelques lignes sur l’écran de votre ordinateur ou de votre téléphone portable et vous vous dîtes que vous ne connaissiez pas cette histoire ou alors, que vous ne vous en rappelez plus.
Ah, étrange sensation d’avoir été emmenée depuis un élément physique réel dans un autre monde, avoir franchi quelque chose… Admirative.
Merci Anne. Après, on peut se demander quel est le monde réel…
Oui, tu nous emmènes ailleurs, à bien des égards !
Merci Laure pour ce beau compliment.
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