Basile, l’utopiste, surnommé également Nez dans les étoiles – mieux que dans les nuages ou dans la lune tomba par hasard sur le carnet à la belle couverture aux mille roses. Les larmes lui montèrent aux yeux et il se souvient que son grand-père le lui avait offert pour ses dix ans.
Il tourna les pages et se souvint..
La maison avait un jour brûlée en partie : une cabane en pierres aux murs si épais qu’il y faisait toujours frais l’été. La maison où les week-ends la bande des anciens copains du lycée se retrouvait. Ils avaient combien, 25 ans, riaient, mangeaient, buvaient, chantaient, riaient encore et jardinaient. Le propriétaire, ce cher…– mince il avait oublié son nom –mais il le revoyait avec son éternelle Gitane éteinte au coin de la bouche et son chapeau de paille plutôt digne d’un épouvantail que d’un humain – avait labouré toute une parcelle pour qu’ils la transforment en potager. Ils étaient dix, comme les petits nègres et s’étaient employés avec plus ou moins de succès à y planter des tomates, des artichauds, à y semer des radis – une réussite –, des haricots verts et blancs, des salades – le délice des limaces et autres escargots –. Il sourit en relisant le relevé des récoltes. Les rires autour des barbecue improvisés, les chansons de Brassens ou Ferré enchantaient les soirées et les sourires de leur premier nouveau-né. C’était il y a trop longtemps. Il ne revoyait plus personne. Deux étaient devenus étoiles et parfois il croyait les voir clignoter certains soirs d’été..
Puis il revint vers les premières pages, sourit..
Le dessin malhabile de sa première maison dans les arbres, dans le grand cerisier, à côté du poulailler au fond du jardin de la dernière maison de la route d’Angers.
N’avait-il pas fier allure le cerisier aux branches si fortes pour abriter cette modeste cabane où il aimait aller se percher pour lire. Il y dévora les exploits des Trois mousquetaires, Aramis, Portos et Athos – il n’avait pas oublié leur nom ni celui de son héros d’Artagnan – et tous les Jules Verne qui lui tombaient sous la main. Personne ne pouvait y monter. C’était son domaine.
Rudimentaire la cabane. Une vieille palette, deux draps donnés par sa grand-mère dont les initiales étaient brodées au point de bourdon BH en guise de toit et un gros coussin rouge, dont la couleur passa très vite. Il surveillait les allers et venues des uns et des autres et rêvait..
Il tourna les pages, avança dans le temps et sourit de nouveau..
Il reconnut la passerelle Dunlop – une passerelle en forme de demi-pneu – sur la carte postale qui était collée sur la page de gauche du carnet.
C’était comme sa maison là-bas sur le circuit pendant toute une semaine. Le pesage, les essais, la course… pas tout le temps mais par longues séquences. Il y alla pendant presque dix ans. Il se rappelait qu’il avait rangé dans une boîte en fer toutes sortes de souvenirs rapportés mais où était la boîte maintenant. Il ne se souvenait pas. Il ferma les yeux.. Tout lui revint.. Le vrombissement des voitures, l’odeur des frites mélangée à celle des pneus, le froid de la nuit, les cris dans les stands, les drapeaux à damiers blanc et noir en fin de course pour saluer le vainqueur. Au départ, les voitures alignées le long des stands avec de l’autre côté de la route les pilotes, prêts à bondir vers leurs bolides. Des noms défilent dans sa tête, Hill, Maclaren, Ickx, Jaguar, Ferrari, Aston Martin..
Un souvenir soudain l’assaillit mais il ne le retrouva pas dans le carnet..
C’était dans la salle à manger de la grande maison du coin de la rue du Val de Loir. Le portail n’était pas bleu, le crépi était grisâtre, les volets étaient en bois. C’était dans la maison de son grand-père paternel – pas celui qui lui avait offert le carnet, l’autre – droite et massive à côté de celle de son oncle et de sa tante. La maison avait changé aussi. Plus de porte de garage mais une fenêtre. Et la bâtisse après… elle n’appartenait pas à ses souvenirs. Avant, c’était une longue allée qui menait au cerisier à la cabane et longeait la maison où il aimait passer du temps avec son cousin. Retour dans la grande salle à manger et surtout sous la table massive en merisier. La magnifique cachette pour dévorer un des livres trouvés dans la grande bibliothèque ou regarder le train Interlude qui passait sur l’écran de l’imposant poste de télévision noir et blanc..
Un dernier pour la route, aurait dit Jacques-Maurice, l’un des deux qui était parti trop tôt.
Il s’en souvenait : un paysage tout en angle droit. Plus facile pour faire les calculs de distance, de temps. Le théorème de Pythagore, l’hypoténuse et tous les souvenirs des cours de géométrie revenaient pelle-mêle.
Son quartier s’appelait le Maroc ; il y aurait dû y avoir des courbes, des arrondis. Non, tout était droit, à angle droit, bien perpendiculaire.
Sauf une rue, elle se nommait la rue Denis Papin, était arrondie à ses deux extrémités : cela il l’avait remarqué. Intrigué, il chercha une explication. Elle suivait le tracé des rails de la gare de triage et avait ainsi dégagé comme un terre-plein pour y construire des bâtiments.
Dès ses trois ans, il avait pris toujours le même chemin pour aller à l’école. À partir de ses huit ans, il avait marché cinquante mètres de plus. Il avait déménagé et avait rejoint le 4 de la rue Pierre Pavoine – maintenant il savait, grâce à ses recherches, qu’il n’existait qu’une rue Pierre Pavoine en France même dans le monde. 0.47 secondes lui avaient permis de le découvrir grâce aux 59 400 résultats affichés. Il en était tout abasourdi. Il recommença pour vérifier. 0.28 secondes pour le même nombre. – Il voulut en savoir plus sur l’homme dont la plaque portait le nom. Il était écrit « résistant fusillé » croyait-il se rappeler. En dessous, deux dates mais même en cherchant bien dans sa mémoire, il ne les voyait pas. Seul le nom se détachait et ces deux mots accolés « résistant fusillé. » Quand on a moins de 10 ans, des mots inconnus font peur. Il continua à fouiller, cela avait un rapport avec le chemin de fer. La rue Denis Papin, pour la première machine à vapeur et Pierre Pavoine, oui, le réseau Résistance-Fer et une commémoration avec dépôt de gerbe. Un flash puis tout s’effaça.
Il avait pris sa règle et tracé un beau rectangle : une première largeur verticale, rue Pierre Pavoine – du 4 au 22 crut-il se rappeler – puis un premier angle droit vers la gauche, la longueur suivante du même nom puis un bel angle droit qui l’emmène par la rue du Maroc et un tourne à droite enfin le fameux boulevard Jean-Jacques Rousseau qui le ramènera vite fait sur la rue Pierre Pavoine. Combien de fois a-t-il dû répéter ce mot et dire Pavoine et non Pivoine – c’est peut-être pour cela qu’elles sont parmi ses fleurs préférées –
Il prolongea la rue du Maroc vers le haut vers la rue Jules Ferry, celle où il fréquenta la maternelle puis la primaire des garçons – on ne se mélangeait pas à cette époque –
Il aurait aimé dessiner les autres rues mais cela était un peu confus dans son esprit. Il y avait aussi la rue Courard et la rue de la collectivité ou inversement et la rue du Rif plus loin. Le Rif, il ne savait pas ce que cela voulait dire mais pour lui cela sentait le désert.