Les grands couloirs en sous-sol, très éclairés, pas un gramme de poussière sur les sols gris neige, contre les murs en béton des boîtes gigantesques, ventrues, géométriquement difformes, des pianos fermés définitivement avec du gros scotch, contraints dans leur silence forcé d’avoir recours à des affichettes « Ne pas toucher ! » « Ne pas ouvrir » « Vente publique », de part et d’autre des portes, lourdes, doubles parfois, certaines dotées d’un hublot carré, obstrué le plus souvent ou à demi aveugle, donnant sur une pièce d’ombre, qui stérilise immédiatement l’imagination avec des formes d’étagères, de colonnes de chaises, de pupitres esseulés… on est au-dessous des grands bassins d’agrément qui entourent et encerclent le bâtiment comme des douves à double tour — ce niveau a été inondé à la première mise en eau, sinistre coïncidant avec l’inauguration en grande pompe, on a pu le dire, rendant de fait inaccessible ce qui alors comme aujourd’hui aiguisait la curiosité de quiconque sait ce qu’on aurait pu trouver ici — derrière une porte, mais laquelle ? — : la Mémoire de la rue de Madrid.
Un enclos calciné, il a dû y avoir une barrière ovale comme pour délimiter un lac ou un miroir, une barrière de rondins ficelés ensemble astucieusement, pas de clou, non pas un clou, le genre de barrière suffisante pour les animaux paisibles, de celles qui disent « On va s’en tenir là, si tu veux bien », à l’intérieur, en faisant un effort, on peut se convaincre qu’il reste quelque chose d’une auge, ou d’un abreuvoir assez bas, mais tout est tellement noirci que ce vestige produit l’effet d’un petit cercueil ouvert, sans affect, au demeurant, sans effroi, il est là comme l’arbre — un saule avec des feuilles d’argent, cela semble aller de soi — dont reste debout un mètre et demi de tronc qui fait corps comme jamais avec le sol de suie, il ne faut pas spéculer davantage ou bien elle s’échappe : l’image du rêve profond sans qu’on sache dire pourquoi et qui tient tout entier dans les mots « enclos calciné ».
C’était à Vienne, — mais ça n’a plus d’importance à présent — un ancien corps de bâtiment morcelé de boutiques franchisées et d’appartements décrépis jusqu’à l’os en étages des néons clinquants et quelque part, une porte noire, étrangement basse, dans un immeuble des années 20, engoncée dans un cadre de vieil or crasseux, on dirait une serrure, dans un souffle, parce qu’en s’approchant, on constate qu’il n’y a pas de porte, mais le moignon d’un couloir sombre, qui escamote les visiteurs par les côtés — prendre à droite ou à gauche est indifférent, les deux entrées desservent un même espace, qui ressemblerait à une scène étroite, en surplomb d’un encombrement de coussins et de tables basses culs par-dessus têtes, où un homme sans âge, avec des dents en or usé, offre le thé, pourtant c’est une illusion et de près si les dorures sont encore là, le trou de la serrure est muré de moellons peinturlurés de noir, façon bouche de pirate, c’est le signe le plus certain qu’on touche au but : la porte dérobée du Sérail.
Dans désert de caillasses et de poussière ocre, une aire, plane au premier abord, vaguement protégée des regards, du vent par un ensemble de rochers édentés qu’un gosse pourrait escalader, mais à l’approche, les rochers sont abrupts et coupants, couverts de lourdes griffures de métal et de poils de bête, et le sol est buriné comme un vieux visage d’indien de traces de roues en surface et d’anciennes fondations dans les profondeurs, en le fixant, on croit entendre des bruits, des grincements, des voix, des hurlades, des coups… léger mirage bien excusable dans la chaleur écrasante qui tient cette place forte : le marché des Vacillantes en journée.
Une maison de poupée d’un étage, avec des combles de grenier, si banale qu’on dirait la maquette d’un architecte de lotissement, mais la couleur des pièces, le salon vert peint au feutre malhabile, déroute et le mobilier provoque une sensation de fourbi si réaliste qu’on est tenté d’ouvrir les tiroirs de la commode de la chambre, de feuilleter l’album de photos minuscule posé sur la table basse, à côté du service à thé plein d’une larme : c’est la reproduction exacte de la maison d’Alice.
L’ancien chemin de ronde du château par une arcade, une espèce de poterne et devant la petite porte noire, la vieille porte à clous, avec une trappe et des tiges de fer — si on avait pu, on serait entrés — l’instant de pente vers le frais dans la bouche d’ombre et puis dans le passage sombre et anguleux, — c’est bien cet angle qui nous transplante au cœur de la deuxième forme du labyrinthe, quant on croyait encore être dans l’unicursal — et son espèce de rocher saillant qu’on a orné de peinture noire, comme pour en faire ressortir le visage monstre, un totem — un visage aussi accueillant qu’un dreki sur un navire — plus bas encore, peut-être un ancien lavoir au pied d’une ouverture, en fait, en forme de demi-cercle, quelque peu renfoncée, bordée de pavés rosés, orangés, ici et là des taches grises, plus ou moins foncées, verdâtres, une grille et deux battants découpés, scellés par un cadenas jaune, à travers laquelle on n’aperçoit rien d’autre qu’un fond noir et le labyrinthe se laisse enfin voir pour ce qu’il est, rhizome : nos galeries noires.
On a dû déloger un beau troupeau de bœufs blancs à l’ombre d’un bois au sud de la ville pour construire une maison au maître du Noir, une maison de rêve, c’est-à-dire une forme de maison de cauchemars, gothique et grandiloquente au milieu des champs où aucun jardin, aucun parc n’a été aménagé pour environner à propos ses petites tourelles, son pigeonnier et ses ailes qui demeuraient entièrement inhabitées les trois quarts de l’année — en dehors de l’été et de la Toussaint où des Parisiens en mal de sensation et de santé venaient s’incruster chez le maître pour jouer à des jeux de meurtres et boire le bon lait de la ferme d’à côté, seule voisine à l’époque avec les voies du chemin de fer, l’une et les autres à bonne distance du Manoir tout de même… Manoir tout de même ça faisait sa petite impression sur les maquignons du coin, qui se demandaient un peu quoi faire de cet illustre voisin qui écrivait des feuilletons terribles dans des journaux de la ville, la vraie, celle où on n’habitait pas, où on n’allait jamais, pas Sauveterre où ils étaient tranquilles dans ce coin de bois et de prés depuis des générations qui avaient à peine senti la révolution, où les hommes et les bêtes regardaient passer les trains avec le même œil étonné et placide —, mais sa notoriété a fini par faire monter les prix des terrains alentour, alors adieu veau, vache, cochon, couvée, en moins de deux guerres, tout ça a été vendu pour habitations, laissant aux bœufs blancs la portion congrue de la verdure et des champs — des champs, il avait aussi fallu en lâcher pour faire la grande route vers Toulouse et plus fort que les marteaux des terrassiers sur les pavés, on avait entendu grincer les dents des paysans. C’est qu’elles étaient devenues bien longues avec le drôle de succès qu’avait apporté à leur coin cet original d’auteur et sa maison endormie dans l’élégant délabrement qui avait suivi sa mort prématurée — dans un premier temps, les paysans ont vendu, judicieusement et juteusement, quelques parcelles à d’autres snobs, tout en conservant le gros des terres, — on en restait à ces quelques demeures élégantes, initialement très éloignées les unes des autres, et le paysage s’en trouvait bien —, mais l’avidité des propriétaires terriens et leur sens du vent, ont rempli, génération après génération, presque tous les espaces de petits pavillons… Le Tremblement a redistribué les cartes (5,9 pour Richter, 0 pour les pavillons) et délabrement stationnaire pour les vénérables villas, dont le Manoir, désormais mieux connu sous la dénomination : le Squat Sang noir.
sais pas si je préférerais pas sans numérotation, comme un chemin qui nous entraînerait et entraînerait, mais ça marche rudement bien et toujours à cette frontière du réel dont je voudrais tant qu’elle soit l’enjeu principal de ce qu’on va faire…
(et merci pour l’éblouissant respect qui prouve, ô consolation, que la consigne grammaticalement fonctionne !)
Merci d’être passé voir ! La numérotation est effectivement superflue. Elle se retrouve là temporairement : j’ai l’espoir d’ajouter quelques entrées d’ici dimanche. Pour la consigne, ma foi, il est possible qu’à la longue je parle le François Bon couramment, mais elle me paraissait limpide (il faut préciser que je ne la lis pas, j’écoute seulement la vidéo — oui, comme un podcast —. Et puis le mot « légende » m’occupe beaucoup dans sa polysémie). Cette consigne me renvoie d’ailleurs à un autre moment fondateur, (et c’est bien pour ça que je compte insister encore un peu) celui des « Images mentales », qui continue à me faire de l’usage. L’invitation à une refonte du matériau onirique dans l’écriture, sans pour autant en surligner stylistiquement la provenance, voilà qui m’a ouvert bien des champs d’exploration. C’est sans doute pour ça que j’ai repris ce titre à la manière d’un texte de Kafka qui avait également servi dans le même atelier (Cinq légendes circulent sur Prométhée ?). Je ne suis plus certaine du titre exact, ce qui ajoute encore à son attrait…
Merci, Emmanuelle, Tristan, Jean-Luc et toi vous parlez le François Bon apparemment. Pour ma part j’ai eu besoin de vous lire. Vos textes très réussis sont éclairants.
Ça demeure une science marginale… Mais c’est ce qui je préfère dans l’atelier : quand je ne sais plus (quoi, comment, pourquoi ) écrire, je vais jeter un oeil sur les travaux des autres. Ne serait-ce que pour me dire parfois : ah non, je ne vais pas faire ça comme ça 🙂
Rétroliens : #40 jours #30 | Un jour à Sauveterre – Tiers Livre | les 40 jours
J’aime les pianos fermés « contraints dans leur silence forcé d’avoir recours à des affichettes », j’aime la maison d’Alice, et plus que tout, le dernier paragraphe sur Sauveterre : je ne connais pas, et je n’ai pas les références nécessaires pour tout comprendre, mais tu m’y emmènes comme si j’étais dans un roman de société et d’aventure. Merci.