Je suis assise en train de lire un livre à l’ombre d’un arbre du jardin du Luxembourg. Un homme s’approche de moi, je ne sais pas ce qu’il cherche, un appui, un conseil, s’il a besoin d’aide, est-ce qu’il souhaite que je lui indique son chemin, que je l’aide à sortir de l’impasse dans laquelle il a l’air de se trouver, malgré le sourire qu’il m’adresse, auquel je réponds naturellement. Mon sourire le surprend on dirait, il ne s’y attendait pas, mon sourire lui fait perdre tous ses moyens, il se met à bredouiller quelques mots, et plus il tente de parler plus il se rend compte que ce qu’il dit n’a aucun sens, pas même de forme, c’est une bouillie de phonèmes incompréhensibles, mais je continue à lui sourire, un peu gênée, coincée également, sans savoir quoi faire, comment réagir. Je me tiens devant lui, sans bouger, à peine ai-je posé mon livre ouvert à la page à laquelle je me suis arrêtée de lire, sur mes cuisses en attendant la suite de ses propos inconséquents, je patiente sans pouvoir répondre à son attente. Je baisse les yeux, embarrassée par son attitude, la confusion de ses propos. Mes yeux reviennent lire le passage que je lisais avant qu’il en interrompe la lecture : Je suis un projectile, une flèche, je fonce tout droit vers ma cible, une seule idée en tête, rien ne peut m’arrêter. Marcher d’un pas rapide dans la rue, sans prêter attention à tout ce qui m’entoure, ceux que je croise, je ne les regarde pas, il faut faire vite, il pourrait me distraire, j’entends le martèlement de mes pas, je trace son chemin sans me soucier des autres, ceux qui m’empêcheraient d’avancer, de progresser à la même vitesse, ce qui ralentit ma marche, les murs des immeubles qui se dressent devant moi, leurs portes, fermées, les grilles closes, il faudrait les enfoncer, les escalader au risque de me blesser, pas peur, même pas mal, passer outre, j’accélère l’allure, pare au plus pressé, le moindre écho me paraît effrayant, me freine, je dois en faire abstraction, les oublier, ne pas les considérer, ce ne sont que des obstacles qu’il faut contourner, moyen d’accélérer mon avancée, en m’appuyant dessus, à force de rebonds. Je relève la tête, il reste impassible, impossible de continuer à parler, les mots qu’il prononce l’empêchent d’aller plus loin, pétrifié. Mon sourire s’est figé sur mon visage presque malgré moi, j’ai peur qu’il le prenne pour une provocation, une insulte, en même temps comment réagirait-il si un énergumène comme lui s’approchait pour lui demander son chemin, et que rien de ce qui sortait de sa bouche n’avait de sens, même un étranger, dans sa propre langue, s’il s’adressait à lui, il pourrait lui répondre, sans même comprendre sa langue, même s’il ne la parle pas, qu’il ne l’a pas apprise à l’école, mais il lui signifierait au moins ses regrets sous forme d’excuses polies, ou même sa gêne, son embarras, et le message finirait par passer entre eux faute de s’être totalement compris, car il ne saisirait pas avec précision ce qu’il attendait de lui, ce qu’il lui demandait, mais il capterait la nature d’une demande, et d’une certaine manière il y répondrait. Je ne sais pas pourquoi je continue à sourire à cet homme alors que ce qu’il me dit n’a aucun sens. Il est perdu, il tourne la tête comme une girouette par grands vents, d’un côté de l’autre, décontenancé, égaré. Rien dans ce qu’il voit autour de lui ne lui est d’aucune aide, les bâtiments au loin, les lumières changeantes, les perspectives inédites, les passants évasifs, tout renforce ce trouble initial, tournoyant dans sa tête, ses yeux cherchent un point de repère, un endroit à fixer, à partir duquel construire quelque chose qui puisse s’apparenter à une pensée, à une décision. Il semble pris d’un vertige, la tête lui tourne, tout devient flou, il blêmit. Il lutte comme il peut, il ne veut pas tomber à mes pieds, alors que je reste imperturbable, que je continue à lui sourire, ne sachant pas quoi faire d’autre. Je suis surprise de le voir réussir à s’éloigner, même s’il chancèle un peu au début, en me tournant le dos. La marche cependant a l’air de lui faire du bien. Je le vois qui s’éloigne vers la sortie du Jardin en accélérant son allure à chaque nouveau pas. Je le regarde pour m’assurer de loin qu’il va mieux, j’espère aussi secrètement un regard de sa part, un signe, une façon délicate et discrète tout de même de me remercier, mais rien ne vient. Je ne m’en offusque pas, ce n’est pas mon genre, mais son attitude est pour le moins mystérieuse. Je reprends ma lecture, mais je ne sais plus trop au juste avec toute cette histoire où je m’étais arrêtée de lire. Me yeux tombent sur ces lignes et c’est là que je reprends le fil de ma lecture : J’évite les passants qui m’empêchent d’avancer aussi vite que je le voudrais, qui me ralentissent, presque malgré eux, je fais des petits sauts réguliers, des pas de côté, des écarts incessants. J’évite de justesse le gars qui décharge la marchandise de son camion frigorifique. Le regard flou de sueur. Je cours, le long de la voie, ralentis, m’arrête, reprends mon allure, accélère encore, saute par-dessus les bandes blanches, les plates bandes. Lumière. Lumière partout. Je reprends la marche, rien ne peut m’arrêter, je sens le vent sur mes joues, mes cheveux, c’est bon, ça va, c’est bon, ça pousse. Des ailes. Je continue d’avancer. Voiture qui fonce sur la voie des bus. Vent. Marcher sous le pont, éviter les flaques. Odeur. Tournant. Ne pas tourner. Ne pas perdre de temps. Avancer en ligne droite n’est plus possible. Trop. Nous sommes trop nombreux. Je m’arrête. En chemin.
L’envolée de l’égaré, la doublure de la lectrice, personnage concomitant du narrateur qui se laisse greffer des ailes inattendues. La lecture se dédouble dans le mouvement de la fugue, quelque chose de mystérieux et de particulièrement envoûtant a lieu. Un simple sourire silencieux comme déclencheur inquiétant. Comme dans un rêve récurrent.
Merci beaucoup Marie-Thérèse pour ce regard toujours très précieux sur les textes et particulièrement sur celui-ci. Je n’avais pas remarqué le sourire silencieux comme déclencheur inquiétant. Et c’est très bien vu.