Pour moi la carte, c’est d’abord une blessure qui ne laisse pas toujours de marque ni d’empreinte. Sur le corps la trace d’une cicatrice. Une vitre brisée. Remettre à plus tard, trouver le temps, ce que l’on espère. Carte du tendre. Prendre son temps, accepter de se perdre, de s’égarer, d’expérimenter en dehors des sentiers battus. Peut-être perdu, ne pas savoir. Éclats des cartes. Fracas des cadres éclatés, ce bris de verre dessine une carte intime, une blessure citadine. Tout se brouille, le corps chancelant, déboussolé. Ça ne dépend pas de la volonté. Je suis les lignes de tes mains collées contre la vitre par transparence. Les traces qu’elles laissent. Cette vitre brisée arrête le temps comme mon regard. Je fixe cet accident de parcours, mon cœur se met à battre plus fort à chaque fois que ce signe apparaît, comme sur la carte de la ville tous ces lieux où nous avons été, ces milliers de points d’impacts, reliés par d’invisibles fils qui tracent notre route commune. Le chemin est plus important que la destination, je me répète souvent cette phrase comme un mantra.
Je me souviens des cartes Michelin qui traînaient au fond de la boite à gants de la voiture de mes parents, feuilles fatiguées, usées, à force d’utilisation, qu’on dépliait à grand peine pour ne pas les déchirer, la jaune pour l’Ariège et la Normandie, la verte pour l’Indre et la rouge pour la Région parisienne. J’admirais leur confection, l’assemblage artisanale des lignes et des couleurs, sentir la main de l’homme qui dessine son environnement pour mieux l’arpenter, l’appréhender, le comprendre. La couleur différentes des voies de circulation en fonction de leur taille, les départementales en rouge, les routes secondaires en jaune, les chemin en blanc cerné d’un fin liseré noir, les distances marquées entre chaque étape, les petites formes carrés, rectangulaires qui représentaient les villages, les cours d’eau qui serpentaient en bleu, les zones boisées, en vert clair. Tous les noms de villes étaient alignées, leur grosseur indiquait la taille de chaque lieu. Son importance. Pour les cours d’eau et les forêts, en bleu et en vert, la mention de travers, cette fantaisie des nomenclatures me ravissait. Je pouvais passer des heures à consulter ces cartes, à voyager à distance, comme à l’école, distrait du cours par les grandes cartes de géographie affichées sur les murs, je passais mon temps à les contempler, rêveur. Ce pouvoir d’invention de la carte. D’évasion. Un détail anodin apparemment sans importance. Une ville indiquée sur une carte depuis des années, mais voilà cette ville n’existe pas, elle n’a jamais existé. C’est un leurre, un mirage, une illusion. Une erreur ? On peut dire cela mais c’est une erreur volontaire. Cette ville qui n’existe pas vraiment, sur aucune autre carte, ni aucun plan, imprimé ou numérique, est un piège. Mais il suffirait d’y habiter pour qu’elle existe réellement, prenne forme et détourner sa fausse représentation sur la carte en la faisant correspondre à la réalité du terrain. Comme ces villes inventées, il existe des rues pièges. Les cartographes les dessinent sur leurs plans alors qu’elles n’ont aucune réalité, afin qu’elles servent de copyright à leur travail, un peu comme les tatouages numériques qui apparaissant en filigrane pour les photos. Rap street (que l’on peut traduire par rue-piège) est un terme anglais pour désigner un élément graphique fautif dessiné sur une carte routière dans le but de découvrir les violations de droit d’auteur. Si la carte d’un concurrent comprend cet élément, l’ayant-droit peut espérer facilement démontrer que sa carte a été recopiée. Alors que l’écrivain anglais Will Self travaillait à l’écriture de son texte Psychogeography qui explore les expériences de la marche, ainsi que les états psychologiques et les pensées qui en découlent, en abordant des lieux aussi divers que les Highlands écossais, Istanbul, le Maroc, Liverpool, Chicago, Sienne, l’Australie, l’Inde, le Brésil, la Thaïlande et l’Ohio, mais c’est surtout à propos de Londres que l’auteur produit ses écrits et ses idées les plus remarquables, le photographe anglais Phil Grey est venu dans son bureau saisir, dans un montage de 71 photos, un panoramique de cette pièce qui était initialement conçu pour fonctionner comme un portrait à la Hockney du bureau de l’auteur, avec les photos qui se chevauchent les unes et les autres. Je pense très souvent au bureau londonien de Will Self, carte mentale de l’auteur. Comme je pense à toutes ces cartes qui m’accompagnent depuis mon enfance, atlas catalan, le monde entier dans une feuille de trèfle, gravure sur bois d’Heinrich Bünting, table de Peutinger, carte de Venise de Jacopo de’ Barbari, carte tchouktche sur peau de phoque, table des astérismes, carte des étoiles de Wang Zhiyuan, carte à bâtonnets des ïles Marshall, carte des Moluques de Petrus Plancius, carte du monde babylonien du British Museum de Londres, carte de Tenochtitlán et de la côte du golfe du Mexique, carte de Paris en 1863 divisée en vingt arrondissements, carte d’Edo au Japon, carte des jours de Grayson Perry, Mapping Manhattan de l’artiste Becky Cooper, carte de Cuauhtinchan, tablette-mémoire fabriquée par les Lubas (peuple établi dans l’actuelle République démocratique du Congo), carte d’Hispaniola, de Christophe Colomb, Atlas des États-unis à l’usage des aveugles, plan de Nippur, tablette d’argile gravée par les Mésopotamiens, Mappa mundi d’Isidore de Séville, carte de Madaba en mosaïque, carte jaïne du Manusyaloka, carte des fonds océaniques, carte des vents, cartes des alizés, cartes des isothermes, Landtafel de Rothenburg, Forma Urbis Romae, ville sans voiles de Guy Debord, Promenade de Cerne Abbas, de l’artiste britannique Richard Long, planisphère de Cantino, Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius, Figura dos Corpos Celestes, Map de l’artiste américain Jasper Johns, Baltaltjara, peinture polymère de l’artiste aborigène Estelle Hogan, carte du ciel austral d’Albrecht Dürer, croquis de carte pour Sur la route de Jack Kerouac, carte du métro de Londres par Harry Beck, Srinagar, châle tissé et brodé d’une vue de la ville, carte de l’Île au trésor de Robert Louis Stevenson, Google Map et Street View que j’utilise au quotidien et dans l’écriture de certains de mes textes. Je garde en mémoire toutes ces cartes d’époques et de cultures très différentes, de formes et sur des supports variés, non pour m’indiquer un chemin, mais trouver le moyen de me perdre, la désorientation de l’accidentel fait apparaître la substance même du parcours, et je parviens ainsi à suivre d’autres voies, en inventer d’inédites, des lignes de désir et des chemins de traverse.