De l’école primaire jusqu’à chez mes parents. Une bonne demi-heure de marche à travers les rues de la ville, de celles qui lentement s’évaporent du centre vers une idée très citadine de la campagne. La banlieue. Parce que je ne garde en mémoire que les retours, à midi et le soir. Pas de cantine à mon école, pas quand j’y étais. Pas de filles non plus dans cette école pourtant publique. Les allers, je devais bien les faire aussi. J’imagine que, parfois, mon père prenait la voiture pour m’y emmener le matin mais je ne m’en souviens pas. Je devais y aller à pied aussi. Quand je sortais de l’école, il y avait cette longue rue en pente, pour prendre mon élan, pour régler mon pas. Jusqu’à la place avec la fontaine. Tout droit, je rentrais dans les entrailles de la ville, bourdonnante, foisonnante, attirante. Longtemps j’ai regardé l’étroite rue qui y menait comme une entrée vers un autre monde. Ce n’était pas un mystère insondable, je connaissais cette rue qui menait, au bout, au bureau de mon père et, plus loin, jusqu’au conservatoire de musique où, une fois par semaine, je sciais les plus douces mélodies avec mon archet sur le billot de mon violon assassin. Lorsque je rentrais chez mes parents, à la place avec la fontaine, je prenais à gauche. Une rue calme, un trottoir large. Il y avait un grand arbre dont j’ignore l’essence à l’ombre duquel un petit muret m’accueillait le soir pour manger mon goûter que je sortais de mon cartable. Un morceau de pain avec une barre de chocolat, il n’existe pas d’autre goûter. J’étais parfois seul mais le plus souvent, plusieurs copains de classe m’accompagnaient un moment. Mais j’étais celui qui habitait le plus loin et je finissais toujours seul. Un grand porche en fer forgé très mystérieux, je n’ai jamais su ce qu’il y avait derrière. La grille était ouverte mais je n’ai jamais osé la franchir. Une école maternelle. C’était mon ancienne école maternelle. Lorsque je passais devant, je grandissais de dix bons centimètres. Parfois, je disais bonjour à une ancienne maîtresse. Au garage, je tournais à droite. Une immense caverne d’où émanait l’odeur d’un mélange d’huile et d’essence. Une voiture sur un pont, une autre sous laquelle deux jambes bleues dépassaient. Un homme qui s’essuie les mains avec un large chiffon gris. Au fond, un calendrier accroché au mur avec des femmes aux seins nus. Regard interdit d’enfant. Je pressais le pas de peur qu’on m’ait vu regarder. Je descendais la rue jusqu’au grand boulevard. Le magasin de meubles, celui d’instruments de musique. Respectivement, les parents de Stéphane et de Philippe. Tous les deux dans ma classe. Philippe est devenu un grand pianiste. Moi, si j’avais continué le violon, je serais devenu bûcheron. Je marchais sur le trottoir ombragé à coté d’un flot incessant de voitures. En face, un autre garage, celui d’une grande enseigne française. Mécanos en uniforme rouge, des dizaines de voitures d’occasions en vente. Pas de seins nus. Au feu tricolore, je devais prendre à droite. C’est là que je laissais mes copains, les deux Éric, Richard, Camille, Nicolas, Manuel. Ils habitaient dans les immeubles tout proche. On appelait ça la cité mais cela n’avait rien à voir avec l’image qu’on en a aujourd’hui. La cité, c’était le modernisme, le futur, la ville empilée. Moi, je n’étais rien de tout ça. J’avais encore un bon quart de marche. Je passais entre deux immeubles et je me retrouvais dans ce que j’appelais le désert. Un étroit trottoir sans ombre, de grands murs gris de part et d’autre d’une double voie à sens unique où les voitures filaient à tout berzingue. Je traversais le désert, tête basse, les mains dans les poches, courbé sous le poids de mon cartable sur le dos. À ne rien penser. Jusqu’au lycée. Le grand lycée pour jeunes filles seulement. Public lui aussi. Enfin, les filles c’étaient dedans car dehors, devant l’entrée, c’était plutôt des garçons en solex, en bleues. Une Flandria souvent. La sortie du lycée était un spectacle. Ça courait, ça criait, ça rigolait, ça s’embrassait. Moi, sur le trottoir d’en face, je regardais un film de science-fiction. Sur le mur d’enceinte du lycée, écrit à la peinture : « Pisser au soleil et péter dans le vent sont de liberté et d’anarchie les vérités premières ». Mai 68 n’était pas loin. Mon premier cours de philo. Je longeais, sur ma droite, des petites maisons, quatre ou cinq, toutes pareilles, avec un petit potager devant. Des maisons d’ouvriers. Un mélange des genres assez étonnant. Puis le pont au-dessus de la rivière, la montée sous les grands platanes et l’entrée, en face, d’un club de tennis où je voyais aller et venir des voitures que je n’ai jamais vues ailleurs. En haut, la boulangerie. Je prenais la rue à droite pour pénétrer dans la mienne, de rue. Ma jungle. Une cinquantaine de mètres, pas plus, avant de franchir la porte de chez mes parents. Mais je mettais parfois plusieurs heures pour y arriver. Passer devant chez Marius, Jean-Christophe, Éric (un autre encore). Traverser la cour qui nous servait de terrain de foot. Survivre au voisin qui lavait sa Panhard, à la voisine qui avait fait de la pâte de coings. Traverser la jungle et retrouver ma grotte.
Belle histoire à hauteur de gosse !
Merci JLuc pour ce trajet d’aventure quotidienne !
J’aime beaucoup ce texte, l’auteur se raconte et nous raconte. Merci
C’est une immersion absolue, un déluge de lumière – comme un fruit pressé bu lentement en terrasse, un bonheur qu’on aime