J’ai souvent regardé le plan de Paris, avec la courbe de la Seine qui lui fait une bouche triste. Peut-être connaissais-je déjà la forme de la ville en bordure de laquelle j’habitais. Il en est ainsi des savoirs de l’enfance, qui sont loin d’avoir tous été reçus à l’école, nous les possédons, sans savoir le moins du monde quand ni où nous les avons acquis. Les bateaux-mouches étaient la récompense des leçons bien récitées. L’accumulation des bons points culminait dans un petit morceau de papier bleu canard qui faisait battre le cœur content pour ce qu’il représentait en amont comme en aval, la satisfaction de la maîtresse comme la promenade sur l’eau. Je savourais chaque glissement du bateau sur les vaguelettes glauques, couleur des toits de zinc, couleur des nuages bas, couleur de Notre-Dame, couleur des pigeons, couleur des glissières de sécurité des voies sur berge, avec un peu de vert et de marron en plus, je ne crois pas que la Seine ait jamais été bleue, je savourais les hoquets du bateau quand il s’éloignait du quai, qu’il changeait de régime pour passer sous un pont, j’apprenais pour aussitôt l’oublier que le pont de la Concorde s’était d’abord appelé le pont de la Révolution, dans le haut-parleur crachotant la voix du guide à modulations de fréquence saluait au square du Vert-Galant Henri IV et son cheval, que malgré les apparences de bronze de la statue, je tenais pour blanc, la voûte des ponts, comme un secret d’enfance, giron inquiétant, ombre noire où se déposait une odeur de pétrole humide, où les silhouettes effilochées des clochards se ratatinaient, cherchant un sursis à la pluie, à même le pavé, lançant des cris d’ivrognes que répercutaient les arches de pierre. Et soudain la tour Eiffel. Haute, hautaine, inutilement compliquée dans le dessin de ses croisillons, promesse maternelle d’un autre plaisir, d’un autre jour monter tout là-haut, du bateau suivre l’ascenseur glissant contre la jambe de fer, il était jaune ou rouge, mais un rouge d’antan, comme les wagons de la très vieille rame qui circulait encore sur notre ligne, et c’était une chance lorsqu’on y avait droit, avec ses sièges en lattes de bois vernis, durs et arrondis, bien plus inconfortables que les habituelles banquettes en skaï, mais qui avaient le pouvoir de faire voyager dans le temps. Rentrés à la maison nous nous lavions les mains et nous jetions le ticket de métro. Il était jaune. Nous descendions au terminus.
beaucoup de douceur dans cette promenade sur l’eau avec ce très beau cœur de récit
Connais-tu le film de Duras sur les ponts de Paris ? Ta promenade m’y fait penser car il a renouvelé pour moi la promenade traditionnelle en bateaux-mouches et qu’il mettait parfaitement en scène ce qu’il y a d’obsessionnel dans l’écriture de Marguerite
Le glissement comme errance stylistique… savoureux !!