Une pelote de fils. Le monde comme une pelote. Le monde comme un amas de frontières qui s’enroulent les unes sur les autres. Des limites immatérielles que l’homme, dans sa grande ingéniosité, s’évertuent à rendre visibles. Une chaîne de montagnes, un océan, une forêt, une langue, une façon de porter un chapeau, les couleurs d’un drapeau ou d’un maillot de footballeur. La religion. Une pelote de fils suffisamment poisseux pour que ça colle aux basques.
Pays. Frontière économique. Touche pas au grisbi, étranger. Touche pas à mon argent, c’est le nôtre. Touche pas au rêve de nos pauvres. Pas touche, on t’a dit. Ce sont mes pauvres, nos pauvres, je ne suis pas seul. Enfin oui, je suis seul à posséder mon argent mais on est tout un pays à rêver de cet argent. Ce rêve ne t’appartient pas, tu ne le mérites pas. Tu ne parles pas notre langue, tu ne pratiques pas notre religion, tu ne manges pas de porc. Sauf si tu as de l’argent. Si tu as de l’argent, on t’autorise à rêver du mien, du nôtre. On parle la même langue, finalement. On a la même religion.
Deux villes, Aix et Marseille. Une trentaine de kilomètres de maisons avec de jolis petits jardins entre les deux. J’exagère si peu. J’ai jamais compris les gens à Aix ils parlent avec l’accent pointu le café est à deux euros ils ont plein de fric c’est que des avocats des juges des huissiers c’est pas la Provence Aix c’est pas la bouillabaisse c’est pas la mer c’est rien que des bourgeois qui nous méprisent. J’aime pas Marseille ça pue c’est plein de gens qui puent c’est plein de mosquées c’est plein de pauvreté de trafics de drogue de voleurs de cités de gens qui foutent rien de gamins qui jouent au foot et qui rêvent de jouer à l’ohème et d’habiter à Aix c’est pas la France Marseille.
De la fenêtre de mon salon, je regarde la colline. Même fermée, j’entends les cigales qui hurlent. Derrière la fenêtre. Au-delà de la frontière, elles habitent le pays où on hurle. De ce côté-ci de la frontière, on ne hurle pas. Ou alors, à bon escient. La colline, interdit d’y aller. Frontière fermée. Disposition préfectorale, ne pas aller se promener dans les massifs forestiers du département. C’est pas un massif forestier ma colline, c’est ma colline. Ne pas franchir la frontière. Alors, j’écoute les cigales hurler. Elles chantent le renforcement des frontières, elles chantent le mur du Mexique, elles chantent Berlin et la Corée du Nord. Elles chantent le Brexit, mes cigales. Histoire qu’on les emmerde pas. Si j’étais une cigale, je ferais pareil, je hurlerais ma joie.
Ma peau est luisante. La chaleur fait naître sur mon épiderme des gouttes d’eau qui perlent. Qui coulent parfois. Elles ont franchi la frontière. Elles sont sorties de moi, de mon corps. Elles sont libres de s’évaporer dans l’air ambiant. Mes gouttes de sueur sont des réfugiées climatiques qui ont acquis leur liberté en s’extrayant de mon intérieur pour recouvrer le grand vide en franchissant une frontière remplies de pièges. Je suis fier de mes gouttes de transpiration. Envolez-vous mes belles ! Rejoignez le grand nuage ! Tout en rêvant d’elles, je bois un grand verre d’eau fraîche.
Penser. À mes parents, ce que j’aurais pu leur dire mais que je leur ai pas dit parce que j’y ai pas pensé. À tous ceux que j’aime parce qu’il faut penser à ceux qu’on aime parce que si on n’y pense pas y penseront pas à vous. Eux. À tous ceux que j’aime pas c’est important ça me permet de savoir qui je suis vraiment de penser à ceux que j’aime pas. Aux factures aux vacances à changer la serrure du garage à dire au voisin que son chien arrête d’aboyer à acheter du pain à regarder le dernier épisode de je-ne-sais-plus-quelle-série à prendre le courrier plein de pubs à avoir chaud. Trop chaud. Penser à ne plus penser. Ne plus penser à soi surtout histoire de faire tomber ces frontières mentales qu’on s’impose sans vraiment savoir d’où elles viennent. Qui les a érigées. Penser à l’effacement des frontières.
– On pourrait tricoter une couverture avec cette grosse pelote de fils. Une immense couverture. On se glisserait dessous, tous ensemble, et on regarderait le monde.
Photo de Tara Evans sur Unsplash
Beau texte spirituel, JLuc.
Tu m’as fait sourire !
Merci pour ce moment de lecture agréable.
J’arrive au terme de ce marathon avec l’envie de rire. Curiosité. Merci Fil.
C’est un bon effet secondaire ! Je l’attends moi aussi. J’ai pas fini de démêler le fil de ma pelote, mais peut-être qu’un chat de passage aver ses griffes m’en dispensera. J’ai aimé vous lire.
tu écris facilement en ce moment, je trouve, et clairement
on aime te suivre
et quelle richesse dans ton développement…
C’est très gentil, Françoise. Le rythme, très probablement. Même si je trouve qu’on manque de temps de réflexion pour chatouiller un peu plus la bête. Plus tard, je me dis. Merci, en tous les cas, tes retours amènent un peur d’air. Frais.
Comment souvent dans tes textes, j’aime le chemin que tu nous fais faire du très concret au métaphysique ou, comme ici, au politique. C’est un très beau texte.
Merci Laure. Je pense qu’une des vertus de ce rythme quotidien est d’ouvrir des chemins. Le temps est à l’exploration.
j’aime le mélange des fils de laine en noir et en couleur et la chute douce juste un peu chaude là, tout de suite…
Merci Nathalie. De la symbolique protectrice de la couverture. Parce que c’est pas pour avoir chaud…