Elle prit le départ tôt ce matin-là. Elle baissa les vitres, elle n’alluma pas la radio. Elle boucla sa ceinture. Le phare blanc s’éloignait dans le rétroviseur. A la fois point de départ et point d’arrivée. Point de fuite. Point de chute. Une boucle. Un tour. Elle voulait vivre de l’intérieur le « syndrome de l’île » comme elle l’appelait. Qui était devenu son syndrome. Faire le tour pour éprouver la circonférence de l’île. En épouser les contours. L’apprivoiser peut-être à nouveau. Faire la paix avec elle. Se réconcilier. Ce syndrome îlien, elle avait mis près d’une dizaine d’années à le ressentir dans sa tête et dans sa chair, à en faire l’expérience intime. C’est un ami corse qui lui en avait parlé la première fois. Le « sentiment d’être sur une île ». Genre poisson dans un bocal. Lion dans une cage. Qui tourne en rond. L’espace qui se rétrécit au fil des années. Quand il lui en avait parlé, lui qui vivait désormais sur le continent, bien qu’indéfectiblement lié à son île, elle avait écouté. Sur le moment, ça l’avait marqué. Puis elle avait oublié. Et puis, insidieusement, c’était revenu. Peu à peu. Une envie de faire ployer la frontière, de briser la ligne d’horizon, la trouer, la tordre. Soif d’espaces sans fin et de terres à l’horizon toujours fuyant, faim de manger des kilomètres, à la ronde, en ligne droite ou presque, sans buter en tout cas. Un désir d’odeurs, de goûts, de langues, de paysages nouveaux. Elle se souvint d’une fois où elle avait éprouvé un grand plaisir, très particulier, à survoler l’île, juste avant l’atterrissage, après plusieurs mois d’échappées grandes. Comme un sentiment de retour au pays. Au pays choisi. Et puis le plaisir s’était amenuisé puis tari. La terre choisie était devenue la terre subie. Elle se souvint aussi qu’au début, elle l’avait sillonnée cette île, en long en large en travers. Par monts et par mornes. Et puis, au fil des années, l’univers s’était rétréci. Elle constatait qu’elle s’était même tracé d’invisibles frontières à l’intérieur mêmes des limites extrêmes de l’île. « Monter là-haut » comme on disait par ici, lui paraissait le bout du monde. Symptôme du syndrome. Alors un matin, elle s’était décidée. Elle allait exorciser la frontière. Elle avait d’abord songé à le faire en bus, ce tour. Quitter le confort bleu de sa voiture climatisée. Se laisser ballotter. Laisser errer son regard. Mais elle n’avait pas eu le courage d’affronter l’aléatoire des horaires de bus, les va-et-vient incessants des passagers, les coups de klaxon, la musique à tout va. Et puis, ce tour, elle voulait le vivre dans l’intimité. Dans l’intimité de la bordure. Vitres ouvertes, son éteint. Sentir le vent chaud s’engouffrer dans l’habitacle. Respirer les odeurs. Voir, entendre, respirer, manger, palper les bords de l’île. Pour mieux digérer. Elle prit donc le départ tôt ce matin-là. Pour profiter de la fraicheur matinale. Pour suivre la course du soleil. Elle avait décidé de longer la mer tant qu’elle le pouvait. Au plus près. Au plus près du bord de terre, au plus près du bord de mer. Elle aurait bien aimé jouer à la funambule sur le fil étroit du contour de l’île, entre terre et mer. Comme un enfant pourrait le faire en s’appliquant à suivre les contours dessinés de l’île sur une carte, du bout de son doigt. A défaut, elle longerait la côte. Ce qu’elle fit, scrupuleusement. Ce faisant, elle s’empara résolument de cette pelote d’angoisse qui trop souvent la saisissait et la dévida soigneusement, par le menu, en suivant le fil des paysages traversés, long chapelet de visages, de bourgs, de mornes, de bras de rivières, de végétation. Ile-îlet-îlot du bout du monde. Dévidée. Dépliée. Débobinée. Le soir tombait quand elle rejoignit le phare blanc. L’angoisse était circonscrite. Elle en avait fait le tour.
J’aime bien cette description du syndrome de l’île.
Merci pour cette découverte
Une obsession que le texte rend parfaitement. Merci