j’ai d’abord suivi les frontières de l’ombre et de la lumière projetées sur le bitume et les crépis détériorés des murs, lignes croisées au rectiligne des ruelles, des caniveaux et des lignes électriques, ébauchant comme une double image des bâtiments en fonction de la dérive du soleil, ces frontières on ne peut pas les toucher, mobiles sans cesse dans la lenteur, imperceptiblement
j’ai suivi le cours d’un des ruisseaux dans son lit de roche qui partage le village en deux, distingue le flanc ombragé indompté du flanc droit construit, en été il est plaisant et murmurant, en automne il change de visage, s’épaissit, rugit, se déplace même dans l’espace, d’un gué à l’autre d’une passerelle à l’autre le ruisseau devient frontière et menace sitôt qu’il forcit
j’ai découvert une zone de sols pollués au pied de la montagne bien en aval du bourg, à cause de l’activité minière conduite ici depuis l’Antiquité, plomb zinc cadmium arsenic, les limites de la zone contaminée sont floues, le vent se charge de disséminer les poussières vers les lieux de baignade, des plantes capables d’absorber les métaux lourds ont été installées récemment en quantité, un jour d’hiver j’ai longé la rive gauche de la rivière sauvage qui prend sa source près du col de l’homme mort, à travers la végétation dense je voyais l’eau turquoise, écumeuse par endroits, bientôt au milieu des brassées de fragon une maison en pierre abandonnée, on m’a dit que les poules et les chiens mourraient, là sans doute le cœur dur entre lisières
j’ai éprouvé la frontière nettement affirmée entre gens du cru et gens d’ailleurs, deux mondes qui ne parlent pas le même langage, ne boivent pas le même vin, ne portent pas les mêmes vêtements, n’ont pas les mêmes habitudes, mais c’est la langue qui différencie le plus, l’accent, la nature de la voix, alors faire son trou quand on n’est pas du pays tient du prodige, se faire accepter, anéantir la frontière
j’ai pris connaissance des différents messages de la préfecture concernant les pratiques en période de canicule, les consignes pour l’utilisation de l’eau, l’interdiction des feux, autant de lignes de conduite à ne pas franchir, réduisant le périmètre des possibles, la brume de l’hiver viendra tout remettre à sa place
j’ai lu du regard les murets de mes jardins, petits édifices définissant précisément le territoire entre espaces à planter et rives caillouteuses, entre la terre et l’eau, pierres empilés pareilles à des écritures dans le champ minéral du monde
j’ai franchi l’abrupt, tenté de suivre la ligne des crêtes pour voir l’autre côté, la plaine du Languedoc, au loin la Méditerranée, mais une fois en haut rien qu’une mer de chênes verts et d’épineux, le département s’achève à quelques encablures, un autre alors commence, qui en a décidé ainsi ? car rien ne montre le changement, rien que permanence végétale et incandescence, la frontière n’existe pas
Sept magnifiques exemples de démarcations, mouvantes, creusées, posées là… qui quadrillent ton pays de belles façons.
Merci Françoise !
encore et toujours dans l’idée de rester dans le lieu, j’ai recherché là où il y avait la notion de frontière, tout ce qui est venu de façon naturelle
pas fouillé plus, mais il y avait matière
à enrichir !!
Limites, interdictions, obstacles, zones de danger, regard de l’autre : impressionnantes ces lignes de frontière qui nous sont ainsi révélées ! Il se dégage de l’ensemble de tes textes une sensation de danger et de permanent état d’alerte, ce qui donne à cette région une beauté rude et farouche qui ne laisse pas facilement apprivoiser. J’ai beaucoup aimé !
le monde est plein de périls
et c’est vrai que j’ai ressenti bien plus de mises en danger ici qu’en ville où la vie est toute tracée
ici c’est la jungle, il faut défricher sans cesse et bâtir, sans doute ce challenge qui me plaît
(merci Helena et contente que tu aies aimé bien sûr…)
Qu’elles sont étranges et belles ces frontières que tu énonces en utilisant la première personne ! Ces frontières qui t’entourent donnent envie de les traverser, de les briser. Ton écriture y parvient. Avec une facilité qui résonne comme une force.
en lisant les tiennes, j’ai retrouvé une certaine similitude avec ta démarche : juste recherché autour de nous ce qui nous semble être limite, lisière, ligne
merci pour ton écho de lecture qui touche fort aussi
pour élaborer un commentaire digne de ce nom et qui restera longtemps dans les mémoires je dirais : super chouette
ah ah, amusons nous, tu as raison…
et merci pour ton intérêt qui me touche forcément…
J’ai beaucoup aimé ce que tu écris sur les gens du cru et ceux du dehors, l’accent désordre le dialecte comme un puits, une source cachée inhabitable pour l’étranger de la ville, la façon, la couleur, c’est si fort, prenant, qui éloigne qui, où réside le mot de travers, le geste qui déplaît, l’instantané qui doit faire foi, et la campagne sans départementale, la campagne gorgée d’arbres qui éteignent toute lisière
le bonheur de la perte de soi, du civilisé, de l’ordonné, le retour au primitif : un élixir, ou une peine, la conscience d’un non retour peut-être
mais toi tu nous le refais surgir, le paradis originel
même avec la peur, je suis preneuse !
même dans ce type de « paradis », il existe des conflits rudes entre les hommes
la jalousie y sévit et le vert des arbres ne suffit pas à absorber les difficultés relationnelles et les désirs inassouvis
chaque jour nous ramène à la réalité
merci Françoise d’avoir suivi mes « frontières »…