Je marche dans la rue. J’observe avec attention tous les lieux traversés. Un ensemble de strates qui se superposent ou s’effacent de ces lieux de la ville. Et c’est l’impression d’un palimpseste qui s’impose. Nous voyons tout en noir et blanc. Cette ligne entre deux plaques de goudrons, cette barrière qui interdit le passage dans cette allée pour cause de travaux mais que personne n’enlève une fois les travaux terminés, ce ruban de protection rouge et blanc oublié là depuis longtemps, il flotte au vent et tourbillonne, dérisoire, sans qu’on ne sache plus ce qu’il délimitait, signe qui perd son sens mais pas sa beauté, cette démarcation évolutive entre l’ombre et la lumière, cette rue à traverser, ce canal qui sépare le quartier où j’habite et celui où je vais travailler, si peu de gens connus dans les deux lieux, comme s’il s’agissait d’endroits très éloignés. La notion de timidité commence à se répandre, ce phénomène d’allélopathie encore mal compris en botanique par lequel un nombre minoritaire d’arbres maintiennent entre eux et leurs propres branches maîtresses, qui ne s’enchevêtrent pas, une certaine distance (entre 10 et 50 cm), ce qu’on appelle les fentes de timidité. Ce comportement d’évitement ne s’explique pas vraiment. Est-ce une perte d’espace potentiellement utilisable par l’arbre ? Un moyen de laisser la lumière mieux pénétrer la forêt, tout en apportant peut-être un avantage sélectif et évolutif face aux maladies contagieuses ? Je retrouve cette distance de sécurité sur la route comme dans les services publics, la ligne de courtoisie tracée au sol pour délimiter un espace où respecter une distance réglementaire pour ne pas gêner son voisin. Dans les transports en commun, quand quelqu’un monte dans un wagon parsemé de personnes réparties de façon désordonnée à l’intérieur de l’habitacle, il choisit systématiquement une place à bonne distance des autres. Timidité ? Les murs nous séparent des autres, nous emprisonnent, les murs sur lesquels nous écrivons, où nous nous affichons, les murs en ruines, les murs sur lesquels nous grimpons, ceux que nous escaladons, les murs que nous dressons en nous, les murs qui nous protègent, les murs que nous construisons, les murs que nous détruisons, les murs que nous longeons et ceux que nous traversons. La frontière se ressent partout, elle n’est pas l’opposition entre réalité et fiction, entre vie privée et vie publique, elle représente plutôt l’écart entre notre réalité et la réalité des autres. Ceux qui ne nous ressemblent pas, ceux qui ne pensent pas comme nous, qui n’aiment pas les mêmes choses que nous, ceux qui s’habillent différemment, qui nous regardent de travers, ceux qui ne peuvent pas nous voir, ceux qui ne font pas partie du système. La frontière est en nous, nulle part ailleurs. Difficile de l’admettre, de tenter de la faire reculer ou même de la supprimer. Tous les combats menés sur les champs de bataille le sont au nom des frontières dont les tracés sur le terrain, renforcés par tous ces murs, ces barbelés, ces barrières, ces tours de guet, et qu’on retrouve dessinés avec précision sur nos cartes, ces conflits sont internes, ils devraient se résoudre en amont, en nous.
Beau texte ample qui dit bel et bien la problématique de la frontière.
Merci Philippe pour ce texte fort bien écrit qui m’a procuré un grand moment de lecture !
Merci Philippe pour cette lecture, je suis un peu moins enthousiaste que vous sur le texte, j’aimais l’idée de la frontière en soi, pas sûr d’être parvenu à l’emporter là où je souhaitais la mener.
Votre texte m’a fait penser au livre La dimension cachée d’Edward HALL que vous connaissez peut–être. http://laurence.sarremejea.free.fr/prepa/res/Hall_dimension-cachee.pdf
Votre observation est fine et agréable à lire. C’est un sujet qui mériterait une actualisaiton suite aux effets du confinement.
Merci beaucoup Marie-Thérèse, je ne connaissais pas ce livre dont vous me conseillez la lecture, ça m’a l’air tout à fait passionnant.