#40jours #37 | ceux d’après

Pèlerinage quand pour eux qui y sont venus petits c’est la pharmacie, grosse bâtisse carrée à un seul étage avec son toit plat, d’une architecture autrefois moderne où tout devait tenir dans le volume prévu, y compris le grand balcon couvert qui donnait sur la place et où on n’allait jamais, parce qu’il donnait sur la place justement et pas sur le jardin, la place de l’époque, nouvellement plantée de platanes malingres avec son monument aux morts qui avait dû lui donner son nom de place des martyrs, qu’un bourgmestre plus tard avait dû trouver lugubre, avec son emplacement juste de l’autre côté de la rue du corbeau, et la place avait été rebaptisée place du souvenir, alors pour eux aussi qui l’avait adoptée pour lieu de pèlerinage c’était approprié, la pharmacie de la place du souvenir, la pharmacie qui n’appartenait à personne à part à la société des pharmacies du peuple avec à la fin le directeur qui n’était même plus pharmacien, mais gestionnaire qui avait fait des études de commerce et rentabiliser était devenu le maître mot, avec les directives communes à tous les gérants, mettre à portée tout ce qui était parapharmacie et pouvait attirer le regard et les enfants n’étaient pas épargnés, alors céder la place à un autre avait été facile, ou du moins il le disait, un autre plus jeune avec famille à éclore, qui occuperait l’appartement au-dessus de l’officine, vivraient dans les pièces qu’on pouvait encore voir dans l’album de famille, qui jouerait dans le jardin, au pied du saule pleureur et des peupliers que mon père avait planté pour être tranquille, ne pas avoir à s’en occuper, occuper l’espace avec ce qu’on lui avait donné, des arbres jeunes avaient fait l’affaire, leur affaire à eux aussi qui s’étaient magnifiquement développés, dépassant les espérances de celui qui les avait plantés. Et le nouveau gérant allait prendre sa retraite et une autre famille prendrait possession des lieux qui sans appartenir à personne continuerait à être lieu de pèlerinage pour la génération suivante.

Pèlerinage, c’était mon intention, à cause de ce que j’avais écrit, revenir lire sur leur tombe ce qui appartenait à la vie de chacune et pour sa vie  à lui et ce que je me permettais d’en dévoiler ce serait du haut de la crique avec la voix emportée par le vent vers la mer, le même qui avait emmené ses cendres. Pèlerinage quand tout un pays a été quitté trop tôt c’est forcément les tombes et il faut faire plusieurs cimetières et depuis qu’un nouveau a été construit ailleurs, y revenir c’est toujours ajouter de la confusion à la confusion, quand le seul à porter tous les autres, c’est celui avec son haut mur recouvert de dalles marrons en céramique, plus brillantes encore sous la pluie, et glissantes avec statut de défit dans l’enfance, réussir à y monter et à y marcher il fallait. Les rues et les villages traversés d’un pays quitté dans l’enfance, c’est y rouler et l’œil de celui qui est devenu conducteur a perdu ses repères, ceux de ses souvenirs. C’est rouler et tourner ici ou là au petit bonheur la chance et se retrouver au même endroit et c’est agacement croissant.

Pèlerinage, c’est la vidéo que j’aurais voulu faire avec lecture des extraits du livre qui sommeille entre l’attente de l’éditeur qui ne s’est pas présenté et autoédition. Les fesses sur le marbre froid et le ciel est gris forcément pour ce pays. Y revenir en été et juste avant la pluie. Prendre des photos, grilles rouillées, grandes ouvertes, des murs de briques jaunes ou rouges d’une longueur sans nom. Depuis le seul souvenir du corps chercher l’emplacement des tombes. Parfois il trouve vite, parfois il emmène là où il n’y a rien, enfin pas le nom qu’on cherche, il faut le faire pivoter de deux fois nonante degrés, le mur a déménagé. Ce qui est gravé sur le granit gris moucheté étonne et pourtant, unis par le terme époux, mais c’est Madeleine seule qui avait dû choisir l’épitaphe pour ses parents et Georges avait validé et pour elle c’est copie conforme, les époux, suivi des deux noms de chacun, sans prénom, et après côté à côte tant d’années dans la cuisine minuscule du 89, leurs tombes alignées contre le mur et seulement deux ou trois tombes entre elles, leurs cercueils à tous à proximité les uns des autres, c’est malédiction ou pied de nez du destin. J’avais pris des photos, mais quelque chose ne se passait pas comme prévu, je n’avais pas de cliché mise en scène de quelqu’un de dos qui lit les fesses sur le marbre froid et humide, il faudrait s’en passer ou revenir. Oui, forcément revenir. Et lire.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

4 commentaires à propos de “#40jours #37 | ceux d’après”

  1. Un fil qu’on suit avec curiosité, une réflexion à laquelle on emboite le pas. J’aime cette proximité avec la narratrice. J’aime.

  2. J’ai aimé ce pèlerinage, la pharmacie de la place du souvenir, et ces rues qu’on imagine avoir été prises à pied maintenant qu’en voiture deviennent autres, (…l’œil de celui qui est devenu conducteur a perdu ses repères)