Je traverse l’étendue déserte du cimetière à cette heure matinale, les ruelles pavées entre lesquelles poussent en désordre des touffes d’herbe au printemps, où les feuilles s’entassent sur les trottoirs en automne, forçant les cantonniers du cimetière à les regrouper en tas pour en faciliter le ramassage ultérieur avec leur camionnette. Pyramides éphémères qui résistent assez bien au vent quand il se lève en cette saison. Je fuis les touristes aussi bien que ceux qui viennent rendre hommage à leurs morts, je me sens gêné aussi bien par l’indécence des visiteurs qui ne lèvent pas leurs yeux de leurs plans pour trouver l’itinéraire de la chasse au trésor qui les mènera vers tel chanteur, tel acteur, parfois un musicien, plus rarement un auteur, que la tristesse lasse des familles en deuil, bien sûr l’embarras n’est pas le même, mais je ne viens pas pour eux, je m’éloigne donc d’eux dès que je les vois et c’est souvent ce qui participe au parcours particulier, original et à chaque fois différent, de ma déambulation dans le cimetière. Je viens chercher ici le silence, ce silence qui me permet d’être à l’écoute de ce qui m’entoure, les oiseaux dans les branches des arbres, les corbeaux dans les allées ou sautant de tombes en tombes, le vent dans le ciel qui accompagne les nuages dans leur lent travelling, les branches des arbres qui se trémoussent au rythme du vent. Les sons des feuilles qui tombent des arbres. Les pas qui résonnent sur les pavés. Le tumulte des véhicules roulant en ville qui s’assourdit dans le lointain. Je marche pour entrer en dialogue avec moi-même comme d’autres le font avec leurs morts. Il y a cette petite voix qui m’accompagne quotidiennement, je suis sûr que vous voyez ce que je veux dire, nous connaissons tous cette voix intérieure avec laquelle nous dialoguons sans cesse. N’importe qui est capable de se parler tout seul dans sa tête. Dresser sa liste de courses du week-end ou des choses à faire dans la semaine, des rendez-vous à prendre. Fredonner une chanson, dialoguer en soi silencieusement. Mes pensées sont comme formulées par une petite voix dans ma tête. Elles proviennent de l’association de sons et de mots que je faisais enfant quand j’ai appris à parler puis quand j’ai commencé à lire à voix haute et que cela est devenu ensuite un automatisme qui a persisté toute ma vie. Cette association a entraîné une augmentation des connexions entre les zones impliquées de mon cerveau, qui en sont venues à s’activer spontanément l’une l’autre. Plus le lecteur est concentré, parce que le texte est difficile à lire ou qu’il ne lit pas couramment, plus la petite voix s’active. Des pensées, des images et des sensations me traversent ainsi quotidiennement l’esprit quand je prends ma douche par exemple, quand je suis en train de cuisiner ou d’attendre un rendez-vous chez le médecin. Mais surtout, quand je marche en ville. Je me demande des fois si je ne marche pas juste pour cela. Quand je regarde les vidéos des performances marchées de Milène Tournier, je me dis que nous dialoguons tous les deux de la même manière avec la ville. L’autre jour, à Deuil La Barre elle écrivait ces mots tout en marchant dans les allées du cimetière : « J’ai lu sur les tombes les mots de La vie des morts. j’ai marché comme qui veut fuir un lieu en lui. » Bien sûr les textes que nous produisons sont très différents mais leur mode de création suit le même chemin. Ma vie intérieure est peuplée d’une multitude de mots. C’est assez proche du discours privé qui consiste à se parler à soi-même de manière audible. Je pense à quelques chose d’important, je suis seul, je le dis à voix haute. Je sais que cela me permet de réguler mes émotions et d’encourager ma créativité. Je le pratique depuis mon enfance. Quand on devient adultes, le discours intérieur prend le dessus sur le discours privé. Quand je marche à travers les ruelles escarpées du cimetière, j’ai l’impression de disparaître en moi-même pour mieux me révéler. Le cimetière est une salle d’attente dans laquelle j’aime me donner rendez-vous, pour entrer en dialogue avec moi-même, convoquer sans crainte ni jugement cette voix intérieure qui ne me quitte jamais mais que je dois le plus souvent mettre en veilleuse, et où le temps d’attente ne dépend que de moi.