Terrasse ombragée. Calme comme un lundi matin. Un peu trop calme peut-être, difficile de se remettre dans le rythme de la semaine. Il faut dire, le dimanche a été rude pour certains. Visites, confessions, les mômes qui court dans les allées du cimetière et tout le bataclan. Heureusement, quelques larmes.
Lucienne Pasquier (1948-2015) boit son jus en essayant de se rappeler le goût de l’orange. Elle grimace. Le plus difficile, c’est le goût du sucre. Impossible d’en trouver une trace. Même si ça la dégoute, elle cherche parce qu’elle sait qu’elle ne sera pas tranquille tant qu’elle ne l’aura pas retrouvé, ce goût du sucre. Celui de l’acide, elle l’a, mais pas le sucre.
Côté fémur droit, Jean-Paul Giraglia (1951-2010) regarde les volutes de vapeur s’échapper de sa tasse de café posée devant lui. Une mauvaise habitude qu’il a conservée. Pas de regarder sa tasse de café, mais d’en boire. Il aime tellement sa couleur. Une habitude qui le maintenait en vie autrefois. Une habitude qui le maintient en mort aujourd’hui.
Othman Talhouni (1993-2020) passe sur son vélo comme un coup de vent. Le temps de saluer la terrasse du café. Quelques mains se lèvent. Le grand Othman passe le temps des autres sur son vélo. Il passe sa mort à essayer de finir cette étape du Tour de France qui lui était promise avant de tirer tout droit dans le dernier virage de la descente du col de l’échelle. Il fait de la peine, Othman, commencer sa mort avec un tel traumatisme.
Le docteur Augustin Trappart (1930-1997) en a vu des traumatisés de décès. À se demander si un jour, ils pourront mourrir tranquillement. Paisibles. Il les aide du mieux qu’il peut. C’est pas comme s’il n’avait pas le temps. La mousse du demi de bière blonde lui rappelle ses jeunes années de trépassé quand il cherchait la douloureuse douceur de la vie dans les moindres recoins de sa mort. Mais il sait aussi que dans la mort, le temps gagne toujours.
À l’intérieur, au comptoir, Jacqueline de Saint-Just (1955-1982) noie ses idées colorées dans un grand verre d’eau. Le dimanche a été terrible. Sa fille, Aurélia, est venue lui annoncer qu’elle était enceinte. Sur sa tombe. Comme ça, avec un grand sourire. Les vivants devraient avoir un peu plus de respect pour les morts. Elle était tellement radieuse, Aurélia. Pour sûr, elle va mettre au monde des vivants, une nouvelle pondeuse de mioches ou un bel étalon. La vie, c’est comme un chewing-gum collé sur une semelle, on ne s’en débarrasse pas si facilement.
La patron du bar, c’est Lucien Van Oort (1963-2005). Sa place derrière le comptoir, il la doit à son amour immodéré pour le pastis. Un juste retour des choses pour cet exilé batave qui n’a appris que tardivement à cultiver sa cirrhose. Il est un peu la vedette du cimetière. Pas aussi populaire que les suicidés, mais quand même. Il n’aime pas voir ses amis dans cet état. Alors, il cherche des gestes pour réconforter Jacqueline.
La bonne nouvelle, c’est Paul Ostrowicz (1928-). Il est passé la veille au bras de son fils pour apporter un pot de chrysanthèmes à son épouse Marie-Madeleine Ostrowicz née Marchand (1923-2007). Il avait pas l’air très en forme, le vieux Paulo. Il embaumait la mort, il puait l’eau de toilette. Il a promis de revenir bientôt. L’arrivée d’une personne âgée dans un cimetière est toujours une bénédiction. Elle se fête dignement.
Terrasse ombragée. La mort suit son cours.
Photo de Attila Lisinszky sur Unsplash
ai suivi avec amusement et plaisir la longue liste de tes morts qui tout compte fait ont l’air de bien reposer
bravo, très drôle et parfaitement posé sur la page…
beaucoup aimé
Faire un pas de côté et regarder. Ma solution pour m’en sortir de ces propositions qui risquent de m’entamer. Pas très courageux mais bon, c’est #36… Merci Françoise.
Tes morts bienheureux donneraient bien envie de passer l’arme à gauche, histoire de siroter un pastis tranquille en bonne compagnie !
Merci JLuc pour ce drôle de texte drôle !!
En vérité, au moment où j’ai commencé à écrire, un ami m’appelait pour m’inviter à boire un coup au bar tout proche. Du coup, j’ai emmené mes morts avec moi.
Génial cette idée de mettre les morts au bar, quelle joyeuseté !
Je me suis défaussé : j’avais pas le goût d’aller au cimetière aujourd’hui. Je me suis dit qu’ils ne m’en voudraient pas de leur ouvrir une terrasse de bar.