Autour de la gare d’Arenc, tout le quartier est en travaux. L’immeuble Le Mirabeau monte peu à peu entre la tour CMA-CGM et celle de la Marseillaise. J’ai téléchargé la brochure de présentation du projet à l’esthétique froide et aseptisée d’ancien film de science fiction où tout semble lisse dans une société sous contrôle, où les sourires sont figés, où chaque meuble est à sa place, où les espaces sont clairs et spacieux, où la mer est immense et son écume est pure. Je dépasse les Docks des Suds, prends le boulevard de Paris, au pied des tours nouvelles et futures, le cube de tôle « Storione » est une chétive relique d’un passé industriel agro-alimentaire dépassé, il n’y a que « Panzani » qui résiste un peu plus loin, et rue Cazémajou je trouve les palissades d’un autre projet, le Phocéa, immeuble de bureaux et commerces, même insistance dans la brochure sur l’éco-responsabilité.
À ses pieds passera d’ici trois ans, si tout va bien, la ligne nord-sud du tram, de La Rouvière à La Castellane, dont les travaux ont commencé. Dans les usines désaffectées de la rue Cazémajou s’est installé depuis plusieurs années un « squat », un « vrai village » où des familles roms vivent comme elles peuvent, dans une grande misère. Ce mois de juin 2022, le squat a été évacué, pour permettre justement les travaux du tramway. D’après ce que je lis dans des quotidiens de différents bords, cela s’est fait dans le respect, la dignité, la concertation. L’opération aurait même été retardée pour permettre aux enfants de finir leur année scolaire. Une quarantaine de personnes sont provisoirement logées à l’hôtel et les pouvoirs publics parlent de la création de « villages d’insertion » dont je n’ai pas très bien compris les modalités ni l’organisation, sinon que cela semble officiel et mieux qu’un bidonville. Aussitôt les gens partis, le déblaiement a commencé, la démolition est en route, le Marseille nouveau est sur les rails.
Aussi moderne que se veuillent le design de papier glacé sur les sites promotionnels des programmes immobiliers, et la prospective numérique de la réalité future, se reproduit pourtant ici un modèle vieux de 150 ans. Depuis l’installation du nouveau port à la Joliette et à Arenc dans les années 1840, Marseille avance vers le nord en écrasant ses anciens quartiers. Cherchez la rue Négrel, le quartier de la Roquette : ils ont disparu en 1850 sous les décombres de la rue de la République (Impériale à l’époque), et la colline même a été percée pour aller tout droit du Vieux Port à la Joliette. Tout aussi en vain vous chercherez la place aux Œufs, dans le quartier de la Blanquerie : démoli vers 1920, ce dernier a été longtemps une vaste esplanade, où s’est ensuite édifié le centre Bourse. C’est un vrai rouleau compresseur que Marseille fait subir à elle-même. Les destructions et les reconstructions se font sans souci du passé, du tracé de la ville. Au moins en 1850 un photographe, Adolphe Terris, avait-il reçu commande d’un travail de documentation sur ce qu’on détruisait, transformait, bâtissait. Je doute qu’on documente ainsi le passé industriel en train de disparaître sur la surface immense du port et de ses arrières. En 1880, on démolit sans état d’âme l’église Saint-Martin, pour tracer la rue Colbert. Non loin de là cent ans plus tard, on démolit l’îlot Sainte-Barbe dans le quartier des Carmes sans plus de souci du bâti existant. Dix ans passent encore, les docks cessent toute activité à la Joliette, il est aussitôt question de les détruire. L’architecte Eric Castaldi s’est battu pour prouver qu’il était moins cher de les réhabiliter. Et depuis, dans tout le « périmètre Euroméditerranée », on fait disparaître tout ce passé de l’industrie portuaire, les entrepôts, les usines, les installations laissent place à de nouveaux sites, de nouvelles activités. Le quartier ne se reconnaîtra plus, le quartier déjà ne se reconnaît déjà plus. Ce n’est pas qu’on voudrait à tout prix garder les murs du passé, mais lorsque le bâti écrase les souvenirs, la ville disparaît. Sans épaisseur, elle n’est qu’évanescence. Parfois des villes différentes se succèdent sur le même sol et sous le même nom, naissent et meurent sans s’être connues, sans jamais avoir communiqué entre elles, et les vieilles cartes postales ne représentent pas Marseille (ou la Maurillia d’Italo Calvino) telle qu’elle était, mais une autre ville qui par hasard s’appelait aussi Marseille (ou Maurillia).
Pourtant cet effacement se fait au nom d’une même idéologie, qui perdure avec assurance et même suffisance, malgré la prise de conscience de plus en plus partagée de la nécessité d’une « bifurcation ». Les discours de la Ville, de la Métropole, du Port, de la Région, du Département, de la Chambre de Commerce, présentent tous le développement du port, l’accroissement du trafic de marchandises ou de passager, l’augmentation substantielle du nombre de navires de croisières comme positifs par définition.
à chaque fois votre texte me permet de voir Marseille autrement, une ville qui me terrorise. Merci