#40jours #35 | La ruine

Pour discuter entre nous, le calendrier officiel avec ses années régulières et ses numéros qui passent les 2000 n’est que très rarement utilisé. Pour dater un événement, on préfère se référer à un des faits marquants de notre mémoire à nous. Suivant l’interlocuteur, l’endroit où il habite, son âge et ses activités, on lui parlera de la scierie qui a brûlé, de la construction de la conduite forcée, du barrage sur une commune voisine, en précisant lequel, ou la date de la vidange complète pour le grand nettoyage. Dans notre village, on bâtit continuellement, ça aide à situer dans la chronologie commune les naissances, les décès, les départs de la maison pour les enfants devenus grands, les mariages et les enterrements. Les incendies aussi, ou les hivers avec la neige jusqu’au balcon, les grandes crues des petits ruisseaux, les mauvaises récoltes ou l’année des tomates jusqu’en octobre. Tout ça daté par les constructions et les démolitions. Constructions et démolitions forment des couples toujours unis. On ne démolit que pour reconstruire à la place, on démolit le presbytère pour faire la micro crèche et son armée de normes qui ne se faufilent dans aucun bâtiment de plus d’une génération. Quand on a rien à reconstruire à l’endroit, aucun projet déjà bien en route, on laisse le temps s’occuper des vieux bâtiments. Le temps commence toujours par le toit, ensuite c’est un jeu d’enfant, surtout avec l’aide de l’eau, de la neige et du gel, des grosses chaleurs d’été et des plantes qui s’installent, nouvelles habitantes des lieux. Le bâtiment commence par être inhabité, puis abandonné. Aux étapes suivantes il sera abimé, puis très abimé, enfin quand il n’y aura plus rien à sauver, il deviendra une ruine jusqu’à n’être plus rien qu’un souvenir sur un plan de cadastre ou sur la vieille mappe sarde. Mais cette vie de ruine c’est de loin la plus longue, elle ne nous servira plus pour graduer le temps, juste pour marquer l’espace.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

2 commentaires à propos de “#40jours #35 | La ruine”

  1. Le bâti marque le temps, la ruine l’espace.
    C’est très beau et très juste.
    Merci Juliette !

    • Les 40 jours, ça a des effets magiques : on se pose des questions étranges avec des réponses bizarres … ce cycle d’ateliers va nous laisser une montagne de pistes à explorer !