Des rues. La toile d’araignée est en tissage perpétuel afin qu’aucun individu, qu’aucune proie ne lui échappe. Recomposer l’espace pour occuper le vide, pour que rien n’entrave cette avancée. Effacer un jardin public, un square, une place un peu trop spacieuse, dessiner de nouvelles artères, combler le vide et imposer de nouvelles mailles plus serrées. Les rues avoisinantes s’adaptent et modifient leurs intersections, leurs carrefours, préférant ici un rond-point, un feu tricolore ou un panneau de circulation.
Des trottoirs. Il faut que les flux de consommateurs puissent être dirigés et contrôlés de façon permanente. Qu’ils puissent arroser les rues bardées de magasins de luxe en bordure de trottoirs larges où ils pourront flâner en rêvassant. Qu’ils permettent d’atteindre les échoppes vendant l’éphémère, l’inessentiel, le subterfuge en marchant sur des trottoirs étroits qui leur interdit la fuite. Et un peu plus loin, des banques. Pour accéder au crédit qui leur permettra d’acheter. Beaucoup de banques.
Des autoroutes et autres voies rapides. Pour donner l’illusion d’aller vite tous ensemble. Au centre commercial, au parc d’attractions, au stade. Ne jamais se départir de la densité de la ville même quand on en sort. Recréer l’illusion d’un vivre ensemble en prolongeant la solitude de chacun autour d’un artifice commun. À la plage, à la montagne, à la campagne. Vendre de la liberté sous film plastique ou en conserve, avec une date de préemption. Vendre de l’individualisme sous appellation de liberté. Individuelle, artificielle.
Du rêve en catalogue. Parce que dans notre ville, tout existe déjà. Rien qui ne soit prévu, décidé, programmé ne peut apparaître. La création y est illusoire. Croire qu’on peut créer une forme, une odeur, une idée, une organisation alors que tout a déjà été pensé. Avant, par d’autres, pour d’autres individus en tous points identiques. Vendre de l’illusion sous toutes ses formes. En films, en livres, en toiles de peinture, en notes de musique, en pas de danse, en plats cuisinés, en marques de bière. En discours politiques, en croyances religieuses.
De l’oubli. Parce que l’oubli est notre principale richesse, parce que la mémoire est notre ennemie. Ne pas se souvenir. Des guerres, des tyrans, des leçons de l’histoire. Ensevelir les traces de notre passé sous le béton de nouveaux bâtiments, de nouvelles bâtisses, bâtissures, bâtissoires. Ne pas fouiller ce qui se trouve sous la terre, ne pas réveiller les vieilles douleurs. Les vieilles joies, les vieux bonheurs. Oublier sous le revêtement en goudron immaculé, toutes les taches de notre existence.
De l’imprévu. Malgré toutes ses règles, ses lois, ses injonctions de vie, il existe toujours une fleur sauvage qui pousse entre deux pavés. Apprendre à la repérer, l’admirer, l’envier. Ne pas l’arracher, surtout, la protéger, la préserver. Poser sur le dos de sa main la goutte de pluie qui traverse la toile du parapluie. La regarder s’écouler sur sa peau, bien la suivre des yeux et prendre la même direction. Apprendre à voir à sentir à goûter à réfléchir. Apprendre à recouvrir tout ce qui compose notre ville de peinture transparente. Effacer la ville et garder le nôtre. Notre rêve.