#40jours #34 | conversation

Lui assis sur le banc à côté de moi, avec son déguisement d’Halloween, semblait s’ennuyer, ne voulait pas que je parte, du moins c’est l’idée qu’il me donnait, à m’interroger sur mon voyage, le prochain lieu où je me rendrais, si déjà par le passé j’y étais allé. Il se mit à me raconter ce qui lui était arrivé, à lui et à sa cousine, avec force détails. Les circonstances où cela s’était produit. Et tout ce qu’il se mit à me raconter sonnait étrangement à mes oreilles. Un repas de famille, il disait, et les enfants ravis de se retrouver sans adulte pour les surveiller. Les rires qui prenaient de l’ampleur tandis que les plats se succédaient. Et tous étaient atteints plus ou moins sévèrement. Même ceux qui ne riaient jamais, qui faisaient un peu peur, dont on évitait le regard, préférant filer droit, quand on passait à proximité, baissant la voix ou mieux choisissant de se taire, retardant le moment de crier, viens jouer, donne-moi ça, tu n’es pas chiche ou autre chose. Tous autour de la table riaient et qu’importe si ce n’était pas drôle. Avec de gros rires tonitruants ou plus relâchées dans le discrètement qu’on leur avait appris chez les sœurs ou sans bruit, mais les yeux clairs qui se noyaient de larmes qui coulaient sur les joues diaphanes… Tous étaient atteints. Ca finirait par des chansons. L’oncle préféré laisserait la primeur à son frère aîné, celui qui faisait peur. Il faudrait le prier et tous autour à renchérir, s’il te plaît, Noël, on dirait, plusieurs fois il faudrait le répéter, insister, et surtout que chacun à tour de rôle ou en chœur demande à Noël et alors il lèverait son corps volumineux et sans grâce, lourd, et quand il commencerait à chanter on ne trouverait pas cela beau du tout, mais quand même la résonnance que faisait sa poitrine et la portée de la voix, ça en imposait même à eux, enfants, viendrait le tour du père, qui avait si bien chanté, qu’il aurait pu en faire son métier, de l’histoire qu’on racontait, mais ce n’était pas des histoires, la grand-mère avait confirmé, et sa voix qui n’était plus assurée et peut-être que c’était cela le plus beau, une voix qui connait les paroles mais dont on craint à chaque fois qu’elle se brise comme les verres fragiles que la grand-mère avait sortis pour cette occasion, et les filles devenues mères à se pâmer devant papa, ce vieil homme en chemise au col amidonné, qui s’était levé pour entamer cette partie d’opéra, … Et plus lui assis à côté de moi en costume d’Halloween racontait, plus j’avais l’impression d’avoir vécu la scène, qu’il me parlait d’un endroit de mon passé, comme s’il le connaissait mieux que moi, le racontait à ma place. Je n’osais pas l’interrompre. Il poursuivait, parlant de lui, des enfants, il disait à la fin, mêmes nous les enfants qui n’attendions que d’avoir la permission de quitter la grande table pour disparaître à leurs yeux, nous finirions par connaître les paroles sans avoir jamais rien essayé de retenir, d’apprendre par cœur comme les poésies à l’école, bref on avait réussi à s’éclipser et même les petits nous avaient suivi, ceux qui préféraient rester à proximité des mamans, qui se méfiaient des bêtises que nous cherchions à faire, pas des grosses bêtises vraiment pas de quoi fouetter un chat, rien à voir avec ce que nous avaient raconté nos pères qui étaient cousins et qui s’y connaissaient en bêtises, du temps ou on risquait de se faire vraiment gronder avec de vraies punitions comme être puni à la cave dans le noir ou être battus à coups de trique, nous on devait chercher pour trouver quoi faire pour désobéir, alors aller sonner chez la voisine qui était vieille et marchait toute voutée comme si elle était née bossue, ça nous semblait un truc vraiment dangereux ou marcher sur les pavés lisses et glissants du mur du cimetière qui était vraiment haut, à se rompre le cou si on tombait, disaient les parents qui nous l’avaient formellement interdit, mais se rompre le cou comme la mère faisait au poulet rôti du dimanche, on ne voyait pas comment on pourrait se détacher le cou en tombant même de haut, mais ça ajoutait au mystère, à l’attrait qu’exerçait le cimetière, et c’est ainsi que ça s’était passé. Était-il un habitant des lieux ? Avait-il poussé la pierre tombale ? En possédait-il une ou juste de la terre battue avec le joli bombé qu’on faisait pour indiquer que là-dessous c’était occupé ? Avait-il un médaillon avec sa photo à côté de l’épitaphe, ci-git et la suite, un nom un prénom une date de quand à quand il a vécu sur terre avant sa vie ici, ses parents l’avaient-ils déjà rejoints, dans ce cas il s’ennuierait moins, il aurait des gens à qui parler, il me laisserait partir, il s’était tu et j’hésitais à le presser de continuer. La crainte de raviver un chagrin ou l’effroi de la catastrophe passée, car ça se sentait qu’on touchait au point du récit où ça renverse. Là où rien ne serait plus jamais pareil. Un avant, un après. Il anticipa alors ma question : « La suite, tu la connais ! »

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.