A travers les carreaux des fenêtres, la lumière jaune des lampadaires éclaire la rue froide et humide. Huit heures du soir, un peu plus peut-être. Dimanche, les vies s’épluchent à l’intérieur des appartements, au cœur des foyers, autour de la table de la salle à manger. Les dernières heures du weekend s’égrainent. La boule au ventre d’une semaine qui va recommencer, la mauvaise ivresse du lundi matin, déprime passagère et hebdomadaire. Et l’envie, en cet instant, d’étirer les minutes, les secondes. D’arrêter le temps.
Sur la table, la boîte en plastique du fromage est ouverte. Les fruits sont là aussi. Quelques yaourts et la boîte en carton du sucre en poudre. La mère s’est levée, elle commence à débarrasser. La grand-mère, encore leste, l’aide. En bout de table, le père parle d’une voix assurée. Il disserte, soliloque, professe, moralise, admoneste. Il discourse. Le grand-frère ne dit rien. L’autre frère épluche une poire. Les sœurs sont déjà ailleurs.
Le salon. A quelques mètres de la grande table, sur une belle bibliothèque en bois, trônent une collection reliée du Reader’s Digest, quelques livres de Marcel Pagnol et d’Henri Troyat ainsi que les œuvres complètes de Shakespeare. Sur la petite table, le supplément télé du Provençal est ouvert sur une grille de mots fléchées partiellement remplie. Un stylo bille est posé dessus. Sous une reproduction grandeur nature d’un morceau de la tapisserie de Bayeux accrochée au mur, posée sur une desserte, la télévision est allumée. Le présentateur en noir et blanc du journal télévisé présente les infos d’une fin de weekend en noir et blanc. Sur le canapé recouvert de velours vert lui faisant face, un enfant d’une dizaine d’années est assis et regarde fixement l’écran de la télévision. Cet enfant, c’est moi.
J’attends les images du France-Angleterre de la veille. C’est du rugby. Tout le monde se fout du rugby dans ma famille. Sauf ma grand-mère. C’est pas le rugby qu’elle aime, c’est les Anglais qu’elle déteste. Jamais su vraiment pourquoi, jamais eu l’occasion de lui demander. J’attends devant la télé que je suis le seul à regarder et l’encravaté bicolore parle des bouchons sur l’autoroute (j’ai appris bien plus tard qu’il y en avait plusieurs, des autoroutes) et d’un bison fûté. Il parle de la météo aussi. Mais pas de match de rugby. Le ton monte. Pas à la télé, mais autour de la table de la salle à manger. Après un long échauffement, le coup d’envoi est donné entre mon père et mon grand-frère. Slogans de mai 68 contre autorité gaulliste. Envolée de peace and love, retour au pas cadencé d’un défilé militaire, attaque anti-capitaliste, le pape déborde pour rétablir l’ordre moral. Il marque entre les poteaux. Bref, ça gueule.
C’est à ce moment précis que je l’ai vu. Depuis quelques instants, le présentateur télé avait cessé de parler. Il regardait ses fiches. Je pensais à un problème technique. Le reportage prévu qui ne part pas, un truc comme ça. Mais ce n’était pas ça. Il s’est levé d’un coup. Il avait le visage tout rouge. En noir et blanc mais rouge. Et il leur a hurlé dessus. Il leur a dit d’arrêter de crier, que ça ne se faisait pas de parler pendant qu’il se donnait la peine de leur donner les informations. Il leur a dit qu’ils étaient malpolis et que ça valait bien la peine de me faire la leçon quand je coupais la parole à un adulte pour se comporter de la sorte. Il leur a dit tout ce que j’avais sur le cœur. Et puis il est parti. Sans montrer des images du match de rugby.
C’est la première fois que je voyais un présentateur télé s’énerver dans le salon.
Bonjour JLuc
Ton texte, très agréable à lire, m’a fait beaucoup sourire.
L’intervention du non-réel est ressentie par un toi enfant. C’est à la fois étrange et drôle.
Merci !
Merci Fil. Texte composé un peu à la va-vite, beaucoup de fautes dans sa version initiale. Merci de tes passages fidèles.
Tout un témoignage sur une époque ben connue, où l’on avait encore la chance de se disputer à table, de faire des étincelles des vertes et des pas mûres, où chacun revendiquait son mot de traviol à dire… belle époque quand même. Moins violente…
nostalgie.
Merci Jean-Luc !!!