tirer les rideaux sur le soleil trop fort | entrer dans la galerie obscure qui porterait en son sol et ses murs les traces de mes lectures | tenter de dessiner une sorte de géographie intérieure de mes villes
Je me risque dans le tunnel, cherche, ne rencontre que peu de choses, signes minuscules quasi divinatoires pareils à des runes, creusements bosses fissures boursoufflures non perceptibles à l’œil, seulement avec les doigts ou la joue ou la langue. Rien ne crie d’évidence. Rien ne surgit des bâtiments prestigieux en pierre blanche ou dorée, des grandes places égayées de pigeons, des ruelles coupe-gorge où seraient advenus viols et crimes. Rien des bars de nuit, des restaurants bondés. Rien des fleuves sinuant entre rives construites, des boulevards périphériques, des bidonvilles. Je m’attendais à mieux. La plupart des éléments lus semblent évanouis, intégralement absorbés par ma mémoire buvard et multiple, devenus matière même de mon corps organique. J’y puise régulièrement sans doute mais n’en ai pas conscience.
baisser les paupières et suivre le fil du voyage | parcourir les rayonnages de ma bibliothèque en pensée | résister à m’emparer de l’un ou l’autre livre
J’ai davantage de flux du côté des paysages, les villes demeurant obstinément dans l’ombre de mes flancs, ciel et nature souvent préférés aux lieux de foule, de précipitation et de fureur. Je grimpe tout de même dans ce tramway aux manettes crasseuses et décolorées qu’il faut pousser pour prendre de la vitesse — détail qui m’avait frappée lors de ma première lecture, associé au bruit particulier entre cloche et sonnette à chaque arrêt. Aussi ce lien avec Frida à cause de l’accident grave qui a bouleversé sa vie. Et dans les vitres bosselées (défaut de fabrication du verre peut-être), la ville devient courbe. La ville se déforme. La ville s’envisage à travers le prisme des usagers de la ligne, faune différente selon l’heure. La ville conserve quelque chose de l’humidité de la mer qui devient plus proche à chaque station. Ça pourrait être n’importe quelle ville.
percevoir soudain l’odeur de mer | ressusciter des visions de rivages construits d’immeubles, d’horizons gris, de cimetières anglais | observer des oiseaux sur les digues ou à cœur du ciel
À partir de là d’autres images se mettent à diffuser dans une lente mise au point, ressemblent à de vieilles photographies mal définies et de peu de contraste. Sûrement qu’elles proviennent des livres, émanations étrangement douces ou alors chargées d’odeurs de mousson, d’épices et de transpiration. Elle est en robe blanche. Elle longe les tennis. La végétation est luxuriante. Bâtiments en grès rose, rouge peut-être. Fenêtres demi-ouvertes, ventilateurs. Parfums d’hibiscus et de safran. Il est question d’amour ou de solitude ou des deux. Citadelles de désert, forteresses. Sémaphores. Médinas. Bourgs de province. Cités tentaculaires. La matière sensuelle des villes diffuse autour de moi par la nature de leurs arbres et de leurs floraisons, par l’ampleur de leurs deltas, leurs affiches fluo de cinéma. Impossible de distinguer ce qui provient des romans traversés de ce qui a survécu de mes propres tumultes et de mes longs voyages, de toute façon une découverte du monde invisible gravé à mon insu sous la peau, brins de pas grand-chose brindilles esquilles poussières odeurs irisations chaleurs silences de nuit de jour.
Belle exploration entrelacée de sensations encore plus que de souvenirs.
Merci Françoise pour ces bouquets de couleurs, de senteurs, d’impressions prégnantes.
pas facile cette proposition…
je n’ai pas beaucoup de temps aujourd’hui, des obligations importantes… mais j’ai tenté tout de même cette exploration
merci Fil de l’honorer ainsi…
« Et dans les vitres bosselées (défaut de fabrication du verre peut-être), la ville devient courbe. » Très belle réflexion, Françoise !
rechercher un peu de poésie dans la ville, à travers les vitres du tramway de Claude Simon…
merci pour ton passage Helena
Il ne nous resye pas grand chose mais q’est-ce que c’est bien… j’adore ça
merci Piero
pas encore eu le temps d’aller te lire… journée difficile, remplie… trop ! et si chaud… mais tout va bien, et on tient le coup, on est toujours là….
demain la #33 ouh la la
« La plupart des éléments lus semblent évanouis, intégralement absorbés par ma mémoire buvard et multiple, devenus matière même de mon corps organique » mais que tes matières sont belles.
Minutieuse ta lecture toujours…
tenter de restituer un peu de cette matière du monde pour que ça devienne texte…
(merci Nat)