Une ville cela commence où ? cela se finit comment ? Difficile d’en saisir les limites, les frontières et la définition. Explorer la question urbaine comme l’on peut rêver la ville. Un endroit et son envers. À partir d’une question qui revient sans arrêt, jusqu’où cette ville ? tenter d’y répondre en gardant ses distances avec elle pour rester dans la fiction. « Jusqu’où cette ville… Jusque dans les camionnettes rouillées sur le terrain chaotique des chantiers, ville éventrée. La terre qui remonte à la surface, obstination des machines dans l’éboulis des cailloux. Là des femmes ouvrent leur sexe pour quelques euros. Bougies allumées derrière le pare-brise pour signaler la disponibilité. Madones des terrains vagues qui attendent les hommes le long des entrepôts abandonnés. Peinture écaillée sur des murs taciturnes. D’autres hommes ici, avant, raffinaient le sucre, fabriquaient le ciment, chargeaient les péniches. Maintenant le commerce des corps sur le quai qui échappe aux regards. » Dans Marelle, la ville se trouve intimement liée à l’écriture, à l’amour. Paris y apparaît comme un personnage. La ville est une promesse. La ville est toujours double. On est ici et ailleurs en même temps. Dans la simultanéité. Ici même si déjà ailleurs. La ville est inventée par les personnages et la manière avec laquelle ils la voient, la vivent, s’y invitent et l’inventent. C’est tour à tour une scène, un endroit situé sur leur carte du tendre, un lieu intime, et un paysage intérieur. Chaque ville rappelle une autre ville, chaque ville vit à l’intérieur des personnages. « À Paris, tout lui était Buenos Aires et vice versa. Au plus sûr de l’amour, il souffrait et pressentait la rupture et l’oubli. » À Buenos Aires il imagine Paris et en se promenant dans Paris il évoque Buenos Aires. Paris et Buenos Aires se superposent et se mélangent, sont des villes intérieures. Le personnage est toujours à la recherche d’une promesse, d’une rencontre et d’une « clef ». Paris est « une énorme métaphore ». La ville représente une marelle : « Paris est un centre, tu entends, un mandala qu’il faut parcourir sans dialectique, un labyrinthe où les formules pragmatiques ne servent qu’à mieux se perdre. » « Une ville n’est une cité que si elle porte en ses flancs ceints de remparts les traces d’une autre ville, son ancêtre, son modèle archaïque. Une ville digne de chant site cite toujours une autre ville. » Dans Les accolades, j’ai choisi d’élaborer mon texte en partant de cette phrase de Borges qui m’obsède : « Un homme se propose la tâche de dessiner le monde. Au fil des ans, il peuple un espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de navires, d’îles, de poissons, d’habitations, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. » Le visage des personnages dans les romans de Perec n’est jamais décrit. Dans Un homme qui dort, il met en scène un protagoniste qui fait l’expérience d’un morcellement imaginaire de son visage. Le livre décrit la perte, la recherche d’un visage, dans un mouvement qui constitue une dimension essentielle du sens du texte, et qui éclaire également d’autres œuvres de Perec. « Tu n’es plus qu’un grain de sable, homoncule recroquevillé, petite chose inconsistante, sans muscles, sans os, sans jambes, sans bras, sans cou, pieds et mains confondus. » Le miroir ne renvoie qu’un visage éclaté : « cette glace fêlée qui n’a jamais réfléchi que ton visage morcelé . » La ville c’est aussi cette répétition qui transmet au texte son aspect litanique et hypnotique. Le présent étendu, les répétitions jusqu’à la saturation. La simultanéité des positions ou situations possibles produit alors une confusion constante entre auteur, narrateur, personnage et lecteur. « La géographie en fait on s’en moque, écrit François Bon dans Paysage fer, c’est la répétition qui compte, les images qu’on ne saurait pas, à cette étape-là, remettre dans l’ordre, à peine si chaque fois qu’on les revoit on en arrive maintenant à se dire : cela déjà on l’a vu, cela déjà on le sait, et l’entassement de choses, plastiques et fer, énigmes blanches sous bâche ou bâtiments sans explication affichée dans les travées vides qui les séparent, dans l’arrière étroit de ce pavillon contre voie, comme ailleurs cette pure sculpture de deux voitures identiques accolées par l’arrière, sans moteurs ni portes, au coin bas du champ ou la hiératique maison blanche dans la rue d’en haut, à Toul, habitée quand même. » Dans ce livre c’est la captation qui libère le regard porté sur la ville, le paysage, l’espace en mouvement, dans le ressassement, la tension permanente entre la phrase et le regard. « Ton passé, ton présent, ton avenir se confondent. » Dans Fenêtres open space, Anne Savelli se lance elle aussi dans une tentative d’inventaire de l’espace urbain, en procédant par répétitions, déclinaisons, diffractions de ce qui se donne à voir et à comprendre, dans la brièveté et le mouvement. Quand on prend le métro par exemple, pendant les quelques minutes passées chaque jour sur le même parcours entre deux stations. En train, ou même à pieds lors d’un trajet quotidien entre un lieu et un autre. Ce que le visible sans cesse y reste à construire, à conquérir, à arracher à la torpeur, à l’habitude, à l’emportement. « Certains lieux sont particulièrement actifs, écrit Michel Butor, révélant des parties de nous-mêmes que nous ignorions ; c’est ce que j’appelle leur « génie », m’appuyant sur la tradition latine. Souvent c’est parce qu’ils sont façonnés par l’homme, qu’ils sont la matérialisation d’une culture ou d’une époque. Parfois un grand artiste, un architecte par exemple, les a façonnés ; mais la plupart du temps ils se sont mis à plusieurs et les époques se superposent. Parfois ce sont des écrivains qui ont décrit telle ville, et dont nous avons l’impression de retrouver le texte à tous les coins de rues. » Pour Walter Benjamin l’expérience urbaine contribue à une modification sans précédent du regard qu’on lui porte. De Berlin, la ville de son enfance, il restitue les odeurs et les impressions fugitives. « Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la ville doivent lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. » Dans le matériel conséquent de documents, de notes et les nombreuses citations que Walter Benjamin prélève au cours de ses lectures pour son projet Paris, capitale du XIXe siècle, il choisit de juxtaposer ces fragments dans une disposition qui relève du montage photographique, voyant dans cette possibilité une force de révélation plus saisissante que l’approche théorique plus classique, en accord avec l’expérience de la vie moderne et de ses mutations spatio-temporelles. « Un paysage… c’est bien ce que Paris devient pour le flâneur. Plus exactement, ce dernier voit la ville se scinder en deux pôles dialectiques. Elle s’ouvre à lui comme paysage et elle l’enferme comme chambre. » Et la question qui revient en boucle, qui ne nous quitte pas. Une ville cela commence où ? Cela commence dans un livre, dans une bibliothèque. Dans le cheminement d’un parcours similaire à celui de la lecture. Un livre devient un autre livre à chaque fois que nous le lisons. Une ville c’est pareille invention, voyage à travers le temps, chaque parcours la transforme. Marcher dans les rues comme entre les pages d’un livre, en garder une trace, avec cet étonnement de voir, au fil du temps, se dessiner un chemin qui n’existait pas au moment de notre trajet. Ce dialogue n’est pas celui d’un voyage mais d’un cheminement, dans le bruissement, la rumeur de la ville, son quotidien et la juxtaposition ou l’entrelacement de nos lignes de désir. « Le livre ouvert de la ville, qu’il va falloir lire, interpréter, comprendre. Il y a des rues plans qui sont comme des mots sur la langue, il y a des carrefours où l’on s’arrête longtemps, des squares où l’on s’affaisse toute une ponctuation de la ville qui laisse respirer ses grandes phrases amorphes comme ses éclats lumineux. Un passage est un aphorisme, une impasse une question, un escalier une réponse, un boulevard une rengaine, un kiosque un refrain. »
Jusqu’où cette ville, Fabienne Swiatly / Marelle, Julio Cortázar / Fiction, Borges / Les villes invisibles, Italo Calvino / Sens unique, Walter Benjamin / Capitale du XIX e siècle, Walter Benjamin / La phrase urbaine, Jean-Christophe Bailly / Paysage fer, François Bon / Fenêtres open space, Anne Savelli / Un homme qui dort, Georges Perec / Michel Butor / Marguerite Duras
quel puits de science ! La liste donne envie de découvrir plus avant ces villes. Merci
Merci Danielle, il y a tellement de livres excellents qui décrivent, parcourent, inventent des villes, que je me suis réduit aux premiers auxquels j’ai pensé, mais il y en a tant d’autres. La ville est un livre à ciel ouvert et chacun de nos parcours la traversant en fait à son tour une lecture différente.