Je suis devenue la terreur idolâtrée d’un Palace new-yorkais, élevée par le personnel, dans une solitude de damnée et tous les lieux huppés de toutes les villes avaient désormais deux accès : le lobby et l’escalier de service.
J’étais aussi un petit garçon dans la mouise d’une bicoque où quatre grands-parents partageaient le même lit dans un quartier industriel, un taudis qui valait pourtant bien mieux que les hauts murs noirs de l’orphelinat où croupissait depuis plus d’un siècle un autre petit garçon moins chanceux. Mais à partir de là, toutes les enceintes d’usines pouvaient abriter le faste délirant de la chocolaterie W.W, et je tournais des yeux rêveurs en longeant les aciéries d’Ugine, la ville ouvrière jusque dans la confusion de son nom.
Une nuit, des années après, quand il n’y avait presque plus d’enfants, mais encore une grande joie, une foi solide dans le meilleur à venir, nous nous étions tous retrouvés dans central Park — le souvenir de la forêt au milieu de la ville, le noyau d’un possible retour à l’état sauvage, entre les grandes rues géométriques — pour faire enfin connaissance alors que nous étions si longtemps espérés, tant pressentis, si fort appelés. Mais les autres sont arrivés, et nous ont violés, tabassés et tués comme au coin d’un bois de conte, où les morceaux d’enfants repoussent sous la forme de genévrier, mais pas à Central Park, où la ville avait gagné.
Je n’ai plus fréquenté que ces coins sombres et sordides, prenant les villes dans le texte au fur et à mesure des voyages : polars russes à Moscou, jungle de Brecht dans un Chicago d’opérette, serpent des traboules lyonnaises… Et quand finalement, j’arrive paysanne à Paris, c’est pour me faufiler comme un rat dans l’enfilade des passages qui promet l’ombre, le frais et le secret, où toujours l’on voit plus et d’abord que l’on est vu.
Finalement les capitales n’étaient que des lettres, mais la province du Lapin Chasseur tous les jeudis, proprette, mais onctueuse jusqu’à coller au manche, réglée comme du papier à musique, et le plus infime changement dans le menu, la moindre altération peuvent y causer le décès d’un notable, celle-là je l’habite bel et bien. Elle demeure inchangée, elle abrite la jeunesse modeste jusqu’à l’ennui, l’ennui jusqu’au cou, des plus grands destins, comme des plus médiocres et des plus simples, dans la description d’un banc où l’on vient s’assoir à la fraîche pour voir passer les gens depuis deux cents ans. Elle a de la Belgique à l’Afrique noire toujours un café de perdition d’ouvert, où tout se sait et où rien ne se dit de ce qu’on attend comme des morts de soif.
Depuis quelques années cependant, le plan des villes invisibles se superpose ostensiblement à celle qui défile par la fenêtre de ce taxi, que conduisait mon grand-père dans les années 50 et dans lequel je viens de m’assoir. Il n’y a plus de gare, d’immeuble, de cour intérieure, d’escaliers, de rues qui soient sans double fond. La ville que je traverse est une façade, toutes ses fenêtres, ses axes, ses ciels… le cadre des autres histoires.
Ta bibliothèque de villes est vraiment une sentimenthèque !
Merci Emmanuelle.
quel voyage ! merci
Très belle évocation qui invite au voyage intérieur, à ce double de la ville qui est en même temps le nôtre… Merci Emmanuelle.