Voyage au bout de soi-même. Dans l’absence, tout se construit autour d’un vide, d’un creux, d’un grain de sable insignifiant. Un détail qui grossit chaque jour un peu plus. La page blanche n’existe pas. Tout est déjà là. Il faut le chercher dans les moindres recoins, sur les bords, en marge. Creuser son sillon. Les premiers mots qui viennent importent peu. Ils sont à l’origine du texte qui s’écrit, mais je les oublie très vite. Ils s’effacent dans l’avancée, dans la progression. Dans la rue la marche provoque le même surgissement imprévisible. Un mot en entraîne un autre, un pas devant l’autre, j’avance. Je ne sais pas où je vais. Je suis l’itinéraire indiqué. Entre chaque étape, je dois trouver mon propre chemin. J’improvise un parcours entre deux endroits qu’aucune ligne droite ne réunit d’un trait, d’un souffle. Je dois trouver des raccourcis, envisager de rebrousser chemin lorsque je m’égare, que je m’éloigne du but fixé, je reviens sur mes pas, emprunte une autre voie, ces détours hésitants font partie du jeu. Le mot est lancé, c’est un jeu. Un défi. Moins une compétition qu’un combat singulier. Je suis seul à me battre contre moi-même, je le sais. Les souvenirs qui m’encombrent depuis que je suis seul.
Choisis ta propre aventure. Celui qui marche en ville, qu’il flâne ou qu’il se rende d’un pas pressé à sa destination, compose une partition qui lui est propre. Ces voies toutes tracées, ces chemins délimités qu’il emprunte impérativement, voies qu’il suit sans possibilité de raccourcis, d’issues de secours ou d’échappées belles. Dans la porosité des espaces publics, le degré de connectivité des rues, tous ces itinéraires contraignant que l’habitude nous fait suivre sans réfléchir, certains s’en affranchissent avec leurs pratiques imprévues, en coupant court à travers le lieu de tous les passages passés, en trouvant l’accès le plus direct possible, délimitant à leur tour une nouvelle voie à suivre qui parfois rencontre l’assentiment de tous. Ces chemins de traverse qui se dessinent progressivement, sous la charge de leurs pas, l’usure de leurs pieds, revenant sans arrêt dessus, nouveaux chemins empruntés par le plus grand nombre. Spatialités et temporalités mouvantes qui nous font ainsi sortir des sentiers battus.
Tu avais envie de revenir. Je ne sais pas ce que je vais devenir, si même ça va continuer pour moi, ça ne va pas, ce n’est pas possible, en continu ces voix qui prennent toute la place, je ne parviens pas à m’en défaire, la défaite est totale, je ne peux pas m’en sortir, m’extirper de ces voix qui me vrillent la tête, m’avarient, me font varier de voie, ces voix qui ne sont pas des voix que j’entends de l’intérieur de moi mais qui s’y glissent complices, s’y hissent pour mieux m’en chasser perverses et révéler le noir en moi, le vide qui se fait en moi, qui m’envahit, le trou noir qu’elles creusent en moi jusqu’à me traverser de part en part, me trouer, me vider, avarié, à jeter, hagard, vide et creux, je perds mes mots, mes mots à moi ne sont soudain plus les miens, les voilà volés, violés, dévoyés, me voilà dévoilés, et je disparais avec eux, nus comme ma voix qui s’évide, je ne peux, je ne peux pas, je ne veux pas continuer comme ça. Je n’entends plus rien, ni les autres propos tenus par les gens dans la rue, leurs cris intempestifs, les aboiements des chiens, les batailles des oiseaux dans les plus hautes branches des arbres, ni les véhicules et les bruits de la circulation, le fracas des chantiers, élagueuses et marteaux piqueurs, tout se focalise soudain sur ces voix qui recouvrent tout, sans forcer, sans éclat, dans leur roulis monotone, leur assommante répétition, régulière et insipide, elles vampirisent toute l’attention, effacent tout ce qui m’entoure, et me plongent dans une perplexité tenace et pernicieuse, un malaise profond, durable. Un voile noir tombe sur mes yeux. Si je les ferme, cela empire, les voix s’emparent de moi pour me faire disparaître, il n’y a qu’une solution, je dois me lever et partir, je ne dois plus les écouter, je dois m’éloigner pour retrouver un peu de sérénité, de silence, de sens, faire retomber la pression, reprendre mon souffle, retrouver une respiration régulière, revenir à moi et enfin m’apaiser.
Pourquoi aller ailleurs puisque tout est ici ? Scène à ciel ouvert, plus beaucoup d’autres espaces ainsi, la ville abandonnée à la voiture et à la surveillance généralisée. Tentation d’ailleurs. Le pas au ralenti. Le loisir un peu nauséeux de la contemplation des vagues. L’endroit de notre rencontre. Lieu de rendez-vous idéal, ouvert et l’autre visible de loin. Ton visage, ton regard, ton sourire. Pas de voiture, de lourdes chaines en interdisant la circulation de part et d’autre du pont. Un heureux entre-deux. Temps suspendu, trait d’union entre les deux îles. Fragile rappel de la forme primitive de l’île. Vestige et vertige. Ici l’espace élargi au-dessus du fleuve. Ses échos clapotants. Péniches filant au ralenti, alanguis par l’air et l’appel des lointains. Les cris des mouettes, les hurlements du vent, les rafales de pluie, les grondements des moteurs dans la rue. Et nous voilà ailleurs un temps transporté.
Un endroit idéal pour se cacher. J’ai appris à me méfier de ce qui vient naturellement, après ces combats étranges qui se déroulent à distance sur les crêtes, à l’abri des pierres assemblées, des bouches béantes d’hommes dans leur respiration nocturne, perception d’une présence, respiration précise qui s’échappe en courants calmes et réguliers, la nuit ne fabrique que de la nuit, l’écho répété d’un bruit lointain, indéchiffrable, mêlé aux sirènes déformées par le vent, courant d’air qui glisse d’un tuyau, la musique reprend ses droits dans notre paysage, progressivement, le temps suspendu, ralenti, déplié, tourne en spirales, ces mots n’ont pas de prix, ni traces retirées, jeux sensoriels sur la perception du temps, éclaire demain fruit du sommeil, expérience du déroulement : se fixer sur un moment présent pour accéder, par strates, à une perception plus profonde, ma réaction est disproportionnée, le temps tranche l’éternité, respiration, d’habitude je finis par m’endormir, le temps suspendu, tout m’était donné, encore une fois, je le vérifie tous les jours, un bonheur, un soulagement immense, mon corps parcouru de temps en temps par un frisson, presque un sanglot, la respiration profonde fait peur, la bouche ouverte comme si j’allais étouffer, le pouls à peine sensible, les yeux s’entrouvrent, je bredouille quelques mots, je me demande dans quelle langue dormir, c’est une question d’exercice, exercer son œil, une tentative de mettre au jour et, en même temps, de conjurer, quoi ? mouvement continu, enchaînements discursifs, mais par constellations, rayonnements de synthèse : une ellipse englobante, vitesse fixe, zones de diffraction, tissu sonore en extension, flux du temps, le cycle se referme, recommence sans arrêt, au matin rien n’a changé, nous si.
Aventure-toi dans le monde. Vous êtes libre de ne pas entrer. Libre de vos mouvements. Ici, les histoires se confondent et se font écho. Dans ses girations, si terriblement matérielles que l’esprit s’en mêle, s’emmêle, c’est une machine à faire tourner l’esprit autour d’un centre qu’on n’a point vu. Existe-t-il vraiment ? Même pas sûr qu’il existe. Mais s’il n’existait pas, autour de quoi tournerait-on ? Je sais je me répète, c’est mon crédo, mon créneau. On nous l’invente au moins autant qu’il se joue. Fait d’un champ clos le temps du monde. Fragments, autrement dit que dalle, comme si accumuler en vrac les évidences n’était rien. Sable fin, sable gros, détaché des parois, auprès d’autres parties dures, dans les débris. Tout se grave en moi. Tout s’énonce dans une seule parole. À peine en ressent-on le poids en silence, rumeur avec toi qui viens ce soir. La sensation visuelle est cette émotion qui me fait entrer, littéralement, à l’intérieur de l’écriture. En dedans. Si tu ne veux voyager habite au moins le quai.
Moi seul et errant et épuisé par le rythme. Et c’est pourquoi on marche, même si à chaque pas c’est comme, minuscule à peine, une effervescence entre les mots qui disent hier, ce qu’on a gagné, dire les premiers mots, écouter le crissement, la rumeur des choses qui commencent, mais le jour on se perd, on se retrouve. Il y a des silences, plus on avance et moins on sait, on cherche demain. Rien ne bouge que le corps obstiné poursuivant avec les mêmes images, leur même lumière, l’ombre qu’il n’a pas. Et c’est pourquoi on marche, on voudrait pouvoir s’arrêter, pourquoi maintenant, plutôt que demain ou qu’hier, pourquoi ici, mais ici, maintenant. C’est partout, c’est le monde qu’on n’entend que quand il se retire qu’on voudrait reconnaître, un espace qui s’entr’ouvre, comme une vague. Et c’est pourquoi on marche, et qu’il n’en reste que juste un souffle à se demander pourquoi comme ça sans crier gare. Et c’est pourquoi on marche, ce mouvement venu sans les mots et avec eux et comment comprendre le jour qui vient et qui va, on marche.
En un seul jour. Au fil de la journée, les heures passent. À la fin il ne reste rien que les heures.
Où ai-je déjà entendu cette voix ? Cette voix que j’entends, qui me parle, s’adresse à moi à distance, par le biais d’enregistrements envoyés au fil de la journée, qui me surprennent par leur lieu de provenance, tout autant que par ce qu’ils racontent — ce qu’ils inventent ? — la description d’un monde dont je me sens proche, qui entre en écho avec ce que je vis, interroge ce que j’ai vécu, me rappelle ce que j’aurai aimé vivre. J’y retrouve des fragments de mon enfance, des anecdotes de ma vie d’adolescents, mes premières amours, émotions et fléchissement, égarement et suspension. Je suis partagé entre cette recherche, entendre l’inaudible et parvenir à la décrire, à en saisir le sens. Et cette voix enregistrée qui m’envahit par son récit, les images qu’elle fait naître en moi, qu’elle évoque, invente, transforme, qui éclatent et s’animent en contrepoint, m’accompagnent et modifient le regard que je porte sur mon environnement. Mais cette voix dans ma tête que je n’entends pas, que je devine, cette voix qui commence des phrases sans les finir, qui associe les mots par accumulation, juxtaposition, brusques revirements, pirouettes, empilement, concaténation débridée, désordonnée, je voudrais l’entendre, me persuader qu’elle existe, qu’il ne s’agit pas d’un délire inaudible, entêté. C’est toi ? Dans certains livres, j’ai cru retrouver ce flot de paroles, ce rythme des phrases, ces fracas de mots désordonnés, cette cavalcade, ce silence et ce souffle partagé. C’est moi.
Quel Texte à étages complices !
« la nuit ne fabrique que de la nuit, l’écho répété d’un bruit lointain, indéchiffrable, mêlé aux sirènes déformées par le vent, courant d’air qui glisse d’un tuyau, la musique reprend ses droits dans notre paysage, progressivement, le temps suspendu, ralenti, déplié, tourne en spirales, ces mots n’ont pas de prix […].
Comme une musique qui vient de loin en soi et qui parvient à nos oreilles, simplement couchée à la verticale sur l’écran. Merci pour ce moment matinal de Rendez-Vous avec vous-même qui devient facilement moi, pour des raisons évidentes de capillarité verbale. La solitude en moins. Ce n’est pas rien. Il y a à dire c’est tout à fait probant.
Merci beaucoup Marie-Thérèse pour cette lecture enthousiaste, j’avais beaucoup aimé la lecture du texte de Molina dont j’avais publié à sa sortie en France un extrait sur mon site Liminaire. Aujourd’hui, avec cet exercice, il débloque quelque chose pour ce que j’espère être un livre à venir.
Merci Philippe! Enthousiasmé par la force de tes textes, le monologue, les voix, et partout la ville.
Merci à toi Michael, ravi que ces textes te plaisent.
Quel lyrisme urbain ont su déclancher ces petites phrases !
Bravo et un grand merci pour ce puissant texte !
Merci Philippe, en fait les phrases de Molina (dont il faut le lire ce texte sur la ville) m’ont rappelé la force du fragment (un autre illustre auteur utilise également ces débuts de phrases en amorce de ses fragments de textes, c’est Arno Schmidt, qui écrit dans « Scènes de la vie d’un faune », cette phrase magnifique : « La vie n’est pas un continuum. Mais une succession de moments, de conscience, de scintillements, d’éclairs. ») et cela m’a permis de reprendre un texte en court d’écriture et de voir comment le mener à bout.
La citation d’Arno Schmidt est effectivement magnifique !
Merci !