Maintenant tu peux être plus grand de sept centimètres sans que personne le sache.
À l’Athénée après Une Visite inopportune, tu avais entendu la costumière détailler ses bons plans pour trouver des talons de 12 cm en 46 qui ne fasse pas Drag Queen. C’était la troisième fois qu’un metteur en scène lui faisait le coup. La première fois, pour un opéra de Rossini, un des barytons chaussait du 51. Heureusement, la metteuse en scène ne voulait pas de talons pour lui, seulement pour les douze gars du chœur. Elle avait remis ça pour l’acte III de la Veuve joyeuse… Et là, pour le Copi, le metteur en scène lui avait fait changer la couleur quatre fois. Je te jure… Tu avais noté ses adresses derrière un clignement de paupières. Ça avait fait son chemin. Plusieurs semaines plus tard, il y avait eu cette consultation vraiment difficile. Les parents avec leur mystère d’enfant détraquée sur les genoux pour qui la médecine traditionnelle ne pouvait plus rien. La gosse était vide et profonde comme le vase khazar [1]. On ne pouvait plus l’atteindre. Les limites de l’art, bien connues du Docteur Faust, mais pas de diable en vue à qui vendre ton âme, à part les petits singes des labos et leurs séjours aux Caraïbes. Tu avais quitté la clinique dès après leur départ. Tu espérais peut-être les croiser par hasard et alors, faire le grand saut… Mais non, tu as marché jusqu’à l’adresse des chaussures. Un petit homme très soigné a pris tes mesures. Dans six semaines. Minimum. Quand il t’a rappelé, tu avais complètement oublié ta commande. Sur l’instant, tu as cru que tu n’irais pas la chercher.
Arbore ton plus beau sourire.
Tu as passé la frontière. On t’offre des chocolats postsoviétiques pour un anniversaire. Une vieille te sort d’embarras une fois de plus. Tu achètes un tas de boue aux Rroms du campement. On saigne le cochon. Une pauvre âme t’appelle mon grand.
Où ai-je déjà entendu cette voix ?
Sur le chemin de la gare — les minicassettes dans un petit carton sur les genoux — surgit de nulle part le sanglier. La conductrice dit qu’elle le redoutait, que déjà ils avaient eu un accident, l’avant de la voiture écrasé, poilu et ensanglanté. La voiture morte, mais la bête increvable. Ce serait une fameuse coïncidence… on en avait vu de plus étranges. Il avait commis de nombreux méfaits dans la région. Elle s’étonnait que les filles n’en aient pas parlé dans leurs textes… Mais, les textes traitaient de ce qu’elles aimaient, de leurs moments préférés ou plus fréquemment de leurs rêves — que demanderiez-vous si un génie… ? — . La conductrice marmonna : oui, oui, bien sûr, je ne sais pas pourquoi je raconte ça. Les minicassettes arrivèrent sans dommage à la capitale.
Décroche le meilleur prix et vole.
Je me tue à vous le dire Marlène : tenir une agence de voyages sans voyager, ça n’a pas de sens. Vous êtes en train de transformer Rêvoyages en office du tourisme. Nous ne voulons pas que les clients remplacent leurs voyages par des rêves. On leur vend du rêve sous la forme d’un voyage. Ce n’est pas une agence de rêvasserie. Je vous ai entendu lui dire : « C’est beau d’y rêver tranquillement. Le rêve emmène plus loin que ne le feras jamais un avion… qu’est-ce que c’est que ces propose de midinette ! »
Les bêtes sont parmi nous.
Le sanglier, c’est l’enseigne du restaurant de l’hôtel. Tous les autres étaient-ils seulement là pour faire diversion ?
Tout ce défilé d’ombre.
La nuit, la veilleuse reste allumée pour l’infirmière. Il ne veut plus que son épouse lui administre les soins. La toux, il la supporte, la fièvre aussi, les étouffements même, mais il n’a plus assez de force pour les cernes noirs sous ses yeux inquiets. Elle a engagé une femme très bien, Jeanne, une femme née à Sauveterre, forte comme un bœuf et patiente comme l’eau. À moins que ce ne soit un de ses personnages qu’il garde encore en réserve pour un prochain livre, encore un, un dernier. Ils défilent entre les doubles rideaux avec l’insomnie.
Au-delà des limites.
C’est drôle d’arriver à un haut niveau, quel qu’il soit. On voit encore mieux les limites. Tout ce qu’on imaginait devoir se résoudre par la position sociale, le fric, l’accès à certaines infrastructures… te rit au nez. Bien sûr, une certaine forme d’impunité est en libre-service sur ces hauteurs, mais uniquement celle qui concerne la loi écrite. Bref, il est parti en prenant bien garde de passer très en deçà des radars, comme une contorsionniste qui ne touche aucun bord.
Exploite la ville.
Le moindre bled croule sous les caméras de surveillance. Ils disent « de sécurité », les gros farceurs. Par exemple, le gros village de Pens, ses 1637 âmes, son patrimoine médiéval de la fin du XVIIe, ses trois correspondants du Renseignement : ils ne se connaissent pas comme tels et je ne les connais pas non plus, je sais simplement qu’ils (ou elles, d’ailleurs) sont là comme partout dans le beau pays de France et lui le savait également. Espions serait un bien grand mot, délateurs rémunérés, un gros comme il faut. Cela suffira pour faire d’étranges calculs, mis en puissance d’éléments aléatoires, qui déterminent l’abscisse et l’ordonnée d’un point sur la carte.
Il peut disparaître en province comme nulle part ailleurs. Une science du moindre. Il se fond dans la France très profonde — qui s’oppose à l’autre, par contrecoup, la super-superficielle, donc —. Pas un don inné de l’enfance à la campagne, mais bien acquis laborieusement durant la précoce adolescence qui semblait ne devoir jamais finir, inoubliable d’ennui très pur dans la petite ville de XXX, 12 000 hab. Là-bas, il ne remet jamais les pieds (je m’aperçois que je ne pourrais pas utiliser le futur avec certitude…), ce serait inutilement dangereux quand le territoire fourmille de tant de miroirs ternes de ce trou initial. Ici, son expertise en traintrain est à son meilleur et lui déroule le tapis sympathique qui absorbe le son des pas : pas de mauvaises rencontres, pas d’anomalie qui ne se voit grosse comme une maison, pas de nostalgie déplacée. Sitôt foulé, sitôt disparu. Finalement, il marche sur le chemin qu’aurait dû prendre le petit chaperon rouge… le chemin du loup.
Trouve tout ce dont tu as besoin.
Ne fais pas ton sac la veille ou tu ne dormiras pas. Tu dors. Tu te laisses dix minutes avant de partir. Ton corps saura quoi faire.
Il n’y a qu’une chose encore plus désirable.
Douze minutes devant la devanture de l’agence de voyages. J’ai cru que la caméra s’était bloquée et puis la proprio est sortie pour engager la conversation. Je me demande bien ce qu’elle a pu te proposer… le Carnaval de Dunkerque ? La Thaïlande ? Berlin ? Ou les Canaries, parce que, tout de même, c’est interdit d’être pâlot comme ça ! Tu ne lui as pas répondu. Elle suit ton doigt pointé et vous levez les yeux ensemble vers l’enseigne. Le nom de l’agence. Rêvoyage. Elle est étonnée de la question et ouvertement déçue d’avril manqué une vente. Le nom était déjà là quand elle est arrivée. Ça n’est pas d’une originalité folle, non ? Si. C’est la seule au monde. Parce qu’au 102 de la rue Didouche Mourad à Sidi M’Hamed 16006, Algérie, il n’y a pas d’accent circonflexe sur le e. Et Ré Voyages est disqualifiée.
Sois toi-même si tu ne peux pas être Batman.
Or tu ne peux pas. Il va falloir apprendre sur le tas. Le plus simple, je te retourne la leçon, c’est de faire au plus près de ce que tu ferais si tu ne cherchais pas à disparaître. Se cacher dans l’ombre, ça va bien la nuit, en plein jour, tu dois prendre la couleur des murs au soleil. C’est la couleur de la journée, la couleur du quotidien. Ou alors, ne sors pas. Tout simplement. Au début, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Tu imagines comment tu feras et tu l’imagines avec ton imagination, pas avec celle de Batman.
Tu avais envie de revenir.
#40JOURS #18 Rosaire des résidences de fortune
Un endroit idéal pour se cacher.
#40JOURS #05 GI JO
Tu as encore du temps.
#40 JOURS #19 En espagnol, le mot pour attendre
Essaie une nouvelle identité.
#40JOURS #28 Comment acheter des papiers
[1]
Un lecteur de rêves khazar, encore élève dans un monastère, reçut en cadeau un vase qu’il rangea dans sa cellule. Le soir il y déposa sa bague. Mais lorsqu’il voulut la reprendre le lendemain matin, elle n’y était plus. Vainement il enfonçait son bras dans le vase, il n’arrivait pas à en toucher le fond. Cela le surprit car le récipient semblait moins haut que son bras n’était long. Il le souleva mais, dessous, le sol était plat, et il n’y avait aucune ouverture dans le vase, pas plus que dans n’importe quel autre. Il prit un bâton et essaya d’atteindre le fond, mais toujours sans succès ; le fond du vase semblait se dérober. Il se dit : « Là où je suis, là est ma limite » et il s’adressa à son maître Mokadasa Al Safer, lui demandant d’expliquer ce que signifiait un tel phénomène. Le maître prit un caillou, le jeta dans le vase, et compta. Lorsqu’il arriva à 70, on entendit à l’intérieur du récipient un bruit de plongeon, comme si un objet était tombé dans l’eau et le maître dit :
– Je pourrais t’expliquer ce que représente ton vase, mais demande-toi d’abord si c’est bien utile. Dès que je t’aurai dit ce qu’il en est, le vase prendra, pour toi et les autres, une valeur inférieure à celle qu’il a maintenant. En effet, quelle que soit sa valeur, elle ne peut être supérieure à celle du tout. Et dès que je t’aurai dit ce qu’il est, il ne sera plus tout ce qu’il n’est pas, et donc plus ce qu’il est encore maintenant.
L’élève fut d’accord avec son maître. Mais ce dernier prit un bâton et cassa le vase. Stupéfait, le jeune homme lui demanda le motif de ce dommage et le maître répliqua :
– Le dommage aurait consisté à te dire à quoi servait ce vase avant de le casser. Mais puisque tu ne connais pas son usage, le dommage n’existe pas, car le vase te servira toujours, comme s’il n’était pas cassé…
En effet le vase khazar sert encore, bien qu’il n’existe plus depuis longtemps.
Milorad Pavic / Le dictionnaire khazar
Traduction : Marija Bezanovska
« Au-delà des limites.
C’est drôle d’arriver à un haut niveau, quel qu’il soit. On voit encore mieux les limites. Tout ce qu’on imaginait devoir se résoudre par la position sociale, le fric, l’accès à certaines infrastructures… te rit au nez. Bien sûr, une certaine forme d’impunité est en libre-service sur ces hauteurs, mais uniquement celle qui concerne la loi écrite. Bref, il est parti en prenant bien garde de passer très en deçà des radars, comme une contorsionniste qui ne touche aucun bord. » et l’histoire du vase m’ont réjouie, je venais juste de lire un article sur le départ du Préfet L. et de sa « gestion «agressive et violente» et de me demander tout ce qu’on pouvait faire collectivement avec un vase khasar. Je ne suis pas plus avancée car ta prose est riche, documentée et référencée; rebondir dessus est inutile, il me faut juste repérer les mouvements d’écriture possibles à partir de l’existant. Ce que tu dis du voyage est fort juste. L’impulsion du voyage est quelque chose de mystérieux et parler par métaphores ou par contes est une façon habile d’y accéder. Il y a t-il une antinomie entre voyage d’agrément et voyage intérieur ? C’est une question que cet Atelier n’est pas parvenu à m’éclairer. Mais toi tu es là depuis un moment déjà et tu as de bonnes pistes.
Une belle salve de lanceurs auxquels font suite une série de textes bien attrayants !
Merci Emmanuelle pour ce très agréable moment de lecture !
Fragments si variés de ton et de forme. Un grand bonheur de vous lire. Merci
Je ne sais pas faire autrement que varié. J’essaie de vivre avec ma forme. Merci de l’accueillir ainsi !
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