Apprends à lire ton corps quand il se faufile entre les verticales de la ville, quand il hante les rues à l’est de Long Mercy Camp un pas devant l’autre machinalement, ou s’il hésite sur des pavés inégaux, apprends à lire les vibrations qui le traversent quand il arpente Salisbury Road, quand il longe les quais et suit des lignes de fuite, apprends à lire ses désirs sous la chaleur aux ombres pleines, quand le vertige le saisit
et si tu glisses dans l’eau en voulant photographier au plus près la sirène aguicheuse peinte sur la proue du petit bateau bleu parce que tu n’auras pas remarqué que les marches de pierre sont recouvertes de traces de rouille et d’une mousse verdâtre qui t’enverra valdinguer dans le canal, laisse toi fondre dans les méandres huileux, dans les ondulations irisées reflétant les murs ocres, roses, les palais érodés qui tanguent dans l’eau mouvante devant tes yeux ouverts, laisse toi dériver dans ces souvenirs incertains.
Tu n’imagines même pas ce qui t’attend. Comment aurais-tu imaginé naître d’une foule, d’une multitude inconcevable, dans une ville comme K. ? Tu es né déjà épuisé, caché, n’espérant plus rien, suivant seulement ton instinct de survie. Tu n’aurais jamais imaginé rencontrer L. et revivre, oubliant tout alors, même que tout espoir est vain. Tu as cru que vous arriveriez à fuir, à fuir vraiment, à vous cacher sur une des îles de la mer de Chine Méridionale, après avoir réussi à passer les contrôles de sécurité, après avoir quitté le ferry à Irina Island et vous être réfugiés chez Mme Muir… et maintenant tu ne sais plus où aller, tu n’imagines même pas ce qui t’attend et moi non plus je ne sais pas ce qui t’attend, quel sera ton chemin
il mènera à l’inattendu (je te promets que je nous laisserai y aller)
Dans votre nuit renversée à l’envers de tout, oubliant les misérables oppressions de ce monde, les menaces parfois tapies sous le masque de la bienveillance, oubliant tout, voilà ta vie entière cristallisée en quelques instants dans le regard et contre le corps de L. tu faisais des photos invisibles : son regard incroyablement vivant, sa cuisse repliée, la courbe de ses seins, ses cheveux mouillés déversés sur ses épaules, ses sourires furtifs. Chaque fois que tes yeux se posaient sur elle, tu prenais des photos invisibles.
Nous t’attendons, nous espérons que tu reviendras. Si tout cette affaire n’est qu’un malentendu comme tu le dis, nous écouterons tes explications et nous te donnerons les nôtres. Nous préciserons nos exigences. Nous espérons que tu te présenteras de toi-même. Sache que tu auras toujours le bénéfice du doute, nous n’oublions pas, nous n’oublierons jamais ce que tu as fait, tous les risques que tu as pris pour le Réseau.
Quel est ton rituel maintenant que L. est partie, que les sbires du Réseau te recherchent sans relâche et que les hommes en noir de Liu Cheng te surveillent jour et nuit en attendant l’ordre de te saisir, quel est ton rituel pour continuer coûte que coûte au ras de l’angoisse et de la douleur ?
La beauté qui habite la ville, elle te surprend parfois, tu la vois maintenant. Tout n’est pas fini pour toi si tu vois la beauté qui habite la ville, tu ne la recherches pas artificiellement mais tu sais la voir quand elle surgit et tu la vois de plus en plus souvent.
Aide-nous à te trouver, donne nous des indices… Ne crois pas que tu pourras nous échapper longtemps. Si tu coopères, nous serons plus compréhensifs, tu bénéficieras de circonstances atténuantes… mais si tu persistes à vouloir te cacher, à vouloir fuir, nous n’oublierons pas, tu seras considéré comme un traître et avec les traîtres, tu le sais, nous sommes sans pitié.
Un texte saisissant !
Merci Laurent pour votre écho. Je ne trouve pas votre nom dans la liste des auteurs ?
En effet je n’ai repris l’atelier qu’en cours de route des 40 jours, cela doit correspondre à https://www.tierslivre.net/ateliers/author/lorenvi/.
Merci c’est magnifique ces titres et ces bouts d’histoires.
Merci beaucoup Clarence. C’est la magie des lanceurs