Danielle n’était pas une acheteuse compulsive, une shopping freak, une shop addict (comme on dit aujourd’hui, en français dans le texte). Elle s’en tenait à peu près à sa liste de course au Franprix (hormis les bouteilles de booze qui constituait une catégorie à part de produits de consommation et ne figurait jamais sur aucune liste), elle renonçait sans mal aux cookies en promo et aux promesses des flacons d’adoucissants, deux pour le prix d’un. Il lui arrivait de jeter de l’argent par les fenêtres mais le plus souvent, l’expression était à prendre au sens littéral. Elle poulopait dans le quartier, déjà bien cuite, avec des billets dans les poches. Et comme les poches godaillaient, les billets se faisaient la malle au moindre geste désordonné. Les clodos du quartier la remerciaient avec de grands sourires édentés.
Son autre pic de prodigalité intempestive survenait quand elle voulait nipper de frais. Au début de son mariage, c’est son mari qui l’accompagnait dans les magasins pour dames. C’était son bon plaisir. Albert avait des vrais goûts chics, comme un fils de la cambrousse, élevé dans la nécessité mais non pas privé de beauté. Il aimait Les lignes structurées et modernes des robes Courrèges et des petits blousons vinyles aux couleurs acidulées décorés de boutons pressions. Il aimait le flou des robes foulard de chez Chloé et Léonard ; il aimait les volutes psychédéliques des combinaisons Pucci. Son amour de la fashion relevait d’une appréciation experte de la façon dont était cousu les vêtements (il avait passé toute une quarantaine scarlatineuse a reprisé des chaussettes et des vêtements et cousait avec la délicatesse d’un première d’atelier) mais aussi, d’une inclinaison discrète pour l’univers féminin tantôt léger et froufrouteux tantôt épurée et dynamique. Peut-être aussi que c’était une forme de revanche sociale, contre les gros bas opaques et les blouses fleuries de sa mère. Pour un homme de son temps, il avait une vision progressiste des femmes (repriser les chaussettes avait été son épiphanie féministe). Danielle aussi était fille de son époque et méprisait la frivolité féminine. Elle se réjouissait tout de même que son mari claque du fric dans des tenues chics. Elle avait de belles gambettes, une silhouette racée, sportive, la poitrine menue et les vêtements tombaient bien sur elle. Près de trente plus tard, Albert n’allait plus faire les magasins avec Danielle. Du couple chic du drugstore, il ne restait rien. Elle fumait sur le canapé en jean taché et pull en V ; lui faisait des mots croisées dans la cuisine en velours râpé et chemise à carreaux. De temps en temps, par désœuvrement, Danielle s’achetait d’invraisemblables jupons à volants chez les boutiquiers indiens du passage Brady qui refourguaient à bas prix les surplus du sentier. C’était d’un goût atroce, à faire se retourner Courrèges dans sa tombe. Elle qui n’avait jamais acheté de bijoux ajoutait à ses fripes froissées de gros colliers fantaisie, d’un style aussi africain que je suis guatémaltèque. Heureusement, elle ne portait jamais ni les jupes à volants, ni les colliers africains et revenait à son vieux jean tâché et ses pull en V. C’était une époque où, de toute manière, elle n’avait plus rien à se mettre.