Depuis le temps, il a repéré comment elle s’habille. Il a l’œil, c’est son métier. Loin de sa Syrie natale et de son village de pierres blanches, il vend depuis trente ans des vêtements de toutes sortes, pour femmes hommes enfants. Ce n’est pas qu’il aime ça mais bien obligé. Et puis ça lui fait rencontrer du monde. Il aime bien discuter malgré son français trébuchant. Il reconnaît sa longue robe grise flottante. Il l’aime bien. Décidément. Il aime son sourire. Même ses yeux sourient. Elle vient souvent au snack de sa femme. Une fois par semaine au moins. Une bonne cliente et gentille avec ça. Toujours prête à goûter les nouveautés. Il faut dire que sa femme cuisine merveilleusement bien. Grâce à elle, un bout de lui vit encore là-bas. Suffit de fermer les yeux en mangeant et le voilà de retour au pays. Dans la rue, sur le pas de son magasin, il la reconnait de loin. Quand elle passe, il l’interpelle. Elle sourit. La complimente. Lui propose ses robes. Qu’il fait venir de Miami. Moitié prix. Elle cherche une jupe blanche. Il a vendu la dernière hier. Alors il lui propose de boire un café. Elle accepte. Ils s’installent au fond du magasin sur des chaises en plastique à côté des cabines d’essayage. Il lui raconte la Syrie, son village, ses amis, sa maison là-bas. Et puis une cliente entre. Les affaires reprennent. Alors les deux se lèvent et se séparent. Ce qu’ils ont échangé n’a pas de prix : le café et les souvenirs du pays.
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Elle passe devant comme chaque matin. Salue comme chaque matin. Elle imagine qu’ils sont trois frères. Chacun tient son magasin de vêtements. Parfois elle les entend parler arabe entre eux. Elle aime ça. De loin, elle le voit. Elle aime bien le croiser. Elle a compris tout récemment qu’il avait un magasin de vêtements presque en face du snack de sa femme. « Snack » c’est le mot qu’ils emploient. Mais ça ne va pas. Certes elle ne fait que de l’emporter. Mais ce qu’elle cuisine n’a rien avoir avec ce que sert la restauration rapide. Il la salue avec son large sourire qui lui fait de petites rides au coin des yeux et lui propose de venir voir ses robes. Qu’il a fait venir de Miami. Ce genre d’argument n’est pas de ceux qui peuvent la convaincre. S’il savait à quel point acheter des vêtements, s’habiller, est un calvaire pour elle. Mais elle cherche ce jour-là un article précis : une jupe blanche. Pour la chorale samedi. Mais il a vendu la dernière hier. Alors il lui propose un café. C’est la deuxième invitation. La première fois, elle n’avait pas osé. Cette fois-ci, elle accepte. En partie pour s’excuser de ne rien lui acheter. Elle le suit entre les rayons au fond du magasin dont la porte grande ouverte donne sur une friche. Elle s’assoit sur une chaise en plastique dos aux rayons. Elle est curieuse. Lui pose quelques questions. Il lui raconte son pays. Lui montre des photos qu’il fait défiler sur son téléphone. Successions de visages et de paysages. Loin d’ici. Il n’y était pas retourné depuis dix ans. A cause de la guerre. Son métier là-bas. Bien avant. Ingénieur agronome. Et puis la nécessité de quitter le pays. Un fonctionnaire chrétien au service d’un Etat à dominante alaouite. Trop de pressions politiques et religieuses. Il ne pouvait plus. Il étouffait. Il a émigré. Et puis faut bien vivre. Alors il vend des vêtements. Elle comprend à son regard qu’une cliente vient d’entrer. Ils se lèvent. Elle ressort, heureuse, sans jupe blanche mais augmentée d’un fragment d’humanité.
Très belle idée de faire alterner les deux points de vue. Bravo et merci pour ton texte à procédé. J’ai vraiment beaucoup aimé !
C’est l’idée de transaction qui m’a entrainée sur cette piste. J’ai pris du plaisir à écrire ces deux textes ! Merci Fil !
Très agréable d’avoir els deux visions de la même scène. Pas de jupe blanche mais une pause pleine d’humanité. Merci