La pièce de monnaie roule sur elle-même. Elle enchaîne les tours comme si elle voulait rester en suspension, repoussant autant qu’elle le peut l’inévitable moment où elle tombera, immobile. Mais la main de la boulangère interrompt cette tentative désespérée en plaquant la survivante sur le comptoir vitré. Dessous, les pâtisseries en défilé s’impatientent. La file des habitués du dimanche matin regarde la scène avec un air dépité. Eux, c’est de la religieuse, de l’éclair, de la forêt noire, du baba, de la tartelette. Eux, c’est du sérieux. Le dimanche, c’est du sérieux, c’est la messe, le gigot aux flageolets et les pâtisseries. Pas de place pour la rêverie, pas de place pour le croissant.
Les miettes de l’enfance s’envole à chaque bouchée, à chaque pensée. Le sourire du gamin qui rentre chez lui avec les deux baguettes dominicales et le petit sachet en papier renfermant son trésor. Celui qu’il plongera dans le chocolat au lait fumant sur la table de la cuisine. Le soulagement de l’étudiant pour qui le goût du beurre a celui de la rédemption, le premier pas pour guérir de la gueule de bois qui cicatrise l’excès de la veille. Le rituel de l’employé qui chante sa vie monotone avec cette note feuilletée qui résonne comme un arpège. Le soupir du vieil homme qui voit dans ce quartier de lune la lumière qui a guidé sa vie.
Un peu de farine, de sucre, de beurre, de levure et d’eau. C’est avec ça qu’on façonne les pages d’un livre qu’il reste à écrire avec le mouvement de la pièce qui tourne sur le comptoir de la boulangerie, dimanche après dimanche. Un livre qu’on feuillette avec ces miettes de plaisir qui s’envole de la bouche, avec ce goût beurré et sucré qui résiste aux commissures et qui ponctue avec douceur l’ultime passage du bout de la langue sur les lèvres. Du pétrissage et du laminage, de la souffrance et de la violence, la pâte acquiert sa matière à rêver. Et de la cuisson, dans l’explosion du carcan si bien dressé, l’air irradie sa douceur entre les feuilles. Dans la légèreté de la libération, la prison s’écroule et les souvenirs s’envolent d’une nostalgie jusqu’alors contenue.
De ce désir qui tient dans un petit sac en papier, le détail devient rituel. Le dimanche, pas un autre jour et surtout pas tous les jours. Le désir est une fleur fragile qu’il faut arroser de manque et de rareté. Un seul, pas deux ou trois. La mémoire des papilles comme celle de l’estomac ne supporte pas l’abondance lorsqu’il s’agit de décliner sa finesse. Et puis, le vrai, pas l’ersatz surgelé, margariné, taillé à la hache par la logique du supermarché. Et pas non plus, son cousin le pain au chocolat qui dégouline son sucre de mauvaise qualité et affadit le goût subtil du trempage dans le lait marroné ou dans le café.
Sur le comptoir vitré, la pièce de monnaie roule sur elle-même en emportant dans son tourbillon toutes les étoiles des rêves accumulés.
Beau texte plein de poésie pour caresser l’enfance, l’écriture et le désir. Merci
Merci Claudine. Vivement demain dimanche.
Bonjour JLuc,
c’est vrai qu’il se trouve un peu de sacré dans la dégustation d’un croissant.
Merci pour ce beau texte !
Merci Fil
merci JLuc
tu as réveillé la mémoire de mes papilles… soudain envie de… soudain le goût délice revenu du croissant au beurre que je m’accorde rarement comme un bonheur sans comparaison possible
demain dimanche j’irai m’en acheter un à l’épicerie du village (il y a des viennoiseries mais seulement le dimanche !)
Bon croissant du dimanche. Pour moi, à vrai dire, c’est une fiction, je mange peu de croissant et je n’ai pas de souvenirs particuliers qui y sont liés. Mais j’aimerais bien.