L’argent est gras entre tes doigts. Tu le prends par brassées, tu le prends par liasses et il laisse sur tes mains une odeur de cheveu sale. Cette année 1992 la moindre chose coûte des milliards. S’il y a du pain en vente, compte 500 000 000 000 la boule d’un kilo. 500 000 000 000 le matin mais si tu t’es levé tard et que tu arrives à midi 500 000 000 000 seront devenus 600 000 000 000, 700 000 000 000…À ce compte-là plus rien n’a de valeur – on s’en remet au concret. Au travail on te paye en kilos de farine. La farine vient par sacs de 5 kilos, importée de Hongrie, de Bulgarie (ces gens-là s’en tirent mieux). Dans le fond du placard tu trouves un tube de concentré de tomates et dans le fond du frigo un reste de fromage. Le premier jour tu en fais un semblant de pizza, le deuxième tu rêves de pain mais la levure personne n’en a, alors tu prépares un semblant de semblant de pizza. Le troisième jour tu as épuisé le reste de fromage. Le quatrième ton ventre ne veut plus de pâte ni de tomate en tube. Le cinquième tu n’as plus que tes yeux pour pleurer. Le soir tu appelles ta sœur à la campagne – trois mois que tu ne l’as pas vue, trois mois que le réservoir d’essence est à sec. Elle te dit qu’elle finit l’isolation de la maison avec les billets de 500 000 000 000. Ces billets elle en fait une pâte qui s’agglomère et qui, une fois sèche, peut remplacer la laine de verre. Elle te raconte que ses voisins l’utilisent comme litière pour chat, comme papier à cigarettes. Soudain l’argent devient matériel, utile – l’esprit embrumé par la faim tu te demandes même si la pénurie n’est pas une forme de liberté.
quelle métaphore, le billet de banque transformé en matériau d’isolation… j’achète !!
et les rats à leur tour s’en empareront comme nourriture…
Phénoménale inflation. Si seulement on pouvait manger des billets de banque !
Merci Xavier !
Le billet pour ce qu’il est : du papier. Et pourtant il est argent. Un texte qui fait réfléchir.